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Affichage des articles du février, 2025

11. Le Colonel

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  « Les puissants sont des hommes qui persuadent » Alain, les idées et les âges   Le lendemain matin, la journée commence vivement. A cinq heure trente, c’est un cri sonore : « Réveil ! » qui nous jette hors de nos lits. On se précipite dans les lavabos, où les robinets ne dispensent qu’un filet d’eau tiède ridicule. On se rase, on se brosse les dents tant bien que mal, avant de partir pour l’ordinaire, dans l’obscurité la plus totale, tremblant de froid sous nos parkas lourdes et laides qui retiennent le vent plus qu’elles ne nous en protègent.  On nous engueule à l’aller et au retour. On nous engueule en nous ordonnant de faire les TIG. On nous engueule en passant en revue les résultats de nos travaux de ménage, forcément très insatisfaisants. Certains d’entre nous ont également droit au reproche : « Ahou ! Tu t’es rasé avec une biscotte »… On nous apprend à faire nos lits en faisceaux, puis en bat...

12. Entretien – surréaliste – avec un lieutenant

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  C’est dans l’après-midi de cette seconde journée à Sarrebourg qu’il sera décidé de notre affectation à une des différentes sections que comporte la compagnie d’instruction.  Les détenteurs de formations supérieures – dont moi – sont invités se porter plutôt sur la section dite «Peloton d’Elèves Gradés », qui leur permettra, au bout de quelques mois, d’accéder au grade de caporal. Ayant conservé mon attitude de refus de ce que j’appelle une collaboration, je ne suis guère enthousiasmé par un tel choix. J’ai refusé d’être officier, ce n’est pas pour devenir caporal ! Ma résistance est la dernière satisfaction qui surnage au milieu de mon humeur déprimée. Reste une section dite « Conducteurs », où je peux avoir l’opportunité de passer mon permis poids lourd ; cette perspective m’amuse. Enfin, une section « Spécialistes » regroupera, sans que cela fût clairement explicité, les gens que l’on placerait là faute de mieux...

13. Affecté chez les « conducteurs »

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Après la fin des entrevues avec cet officier, et après quelques minutes d’attente anxieuse, sous l’œil sévère des caporaux, nous allons tous regagner nos chambres. Nous devons attendre que tout le monde soit passé en entretien. L’armée, déjà nous apparaît comme une succession de phases de précipitation et de phases d’oisiveté. La porte s’ouvre enfin, un gradé surgit, et on nous demande de rassembler une fois de plus nos affaires. Toutes nos affaires, y compris celles de couchage. A peine arrivés, nous déménageons déjà. On descend, lourdement lesté de nos trois sacs, au milieu de la place du rapport, et a lieu alors la première revue de paquetage de notre service, moins de vingt-quatre heures après que nous avons perçu nos affaires. On vide méthodiquement nos sacs sur le béton. Un officier – ou un sous-officier, que sais-je ? – énonce l’un après l’autre les effets militaires que nous avons perçus. Nous devons prendre en main le vêtement ou l’objet demandé,...

14. « Hier ist kein Warum »

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  Nous avons chacun pris nos rôles. Avec une surprenante rapidité. L’être humain est l’animal le plus plastique, le plus facile à dresser, à soumettre. Les travaux bien connus du psychologue Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité l’ont bien montré. Des étudiants acceptent d’en electrocuter d’autres « pour les besoins de l’expérience » si on leur demande, sans savoir que c’est « pour de faux ». L’Histoire a montré, plus encore, comment l’humain sait obéir. A la onzième compagnie, nous sommes répartis en deux camps. Les uns sont les cadres, mais moi, j’avoue que je les perçois pour l’instant comme des geôliers, qui pour certains d’entre eux dissimulent à peine la joie que leur inspirent nos craintes derrière le rideau de fumée des lois, des grades, des règlements. Les autres, les appelés du contingent, je considère  que ce sont les prisonniers. Ils se contentent d’obéir. Tous, nous sommes moins des  humains que des...

15. Une sortie

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  Aujourd’hui, après cinq jours d’enfermement, nous sortons. Oh ! Il ne s’agit pas d’une libération à proprement parler. Nous devons patienter encore un peu avant la première permission. Non, il s’agit juste d’effectuer une marche de quelques heures en dehors du régiment, en treillis, rangers aux pieds, sac à dos, et aussi, ridiculement, avec des armes portées en sautoir, ces lourds FAMAS que nous portons pour la première fois. Au sortir de la compagnie, nous nous rassemblons d’abord en quatre colonnes. Puis, notre convoi s’ébranle en une longue et unique file, et nous commençons un long cheminement intra muros. Ce parcours nous fait contourner le bâtiment de l’horloge, longer le terrain de foot, passer près de l’ordinaire et enfin traverser la grande place d’armes de Picardie. A Rabier, portail que nous avions franchi en autobus la semaine précédente, un planton nous ouvre. Pour la première fois, nos pieds chargés chaussés de cuir noir foule...

16. De quelques constats

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  En notre emprisonnement collectif, tout espace, tout instant porte la marque de l’autorité qui s’exerce sur nous. Non seulement nous avons perdu tout individualité quant à nos coupes de cheveux et à nos vêtements, mais nous sommes également devenus identiques dans les plus menus détails de notre existence. Tout commence par notre lit, qui n’est le nôtre que dans la mesure où nous y dormons pendant les heures imparties. Le reste du temps, il est lui-même soumis à la discipline militaire : en batterie jusqu’aux T.I.G. de midi, au carré après. Tout, jusqu’à la taille du repli de la couverture sous le matelas quand celui-ci est au « carré », jusqu’à la façon dont les draps doivent être roulés quand il est en « batterie », l’ourlet de ce côté-ci et non de ce côté-là, tout est déterminé. Il y a nos armoires. Le sac contenant nos affaires civiles, là où réside le peu d’intimité qui nous reste, est au fond. Le reste est rigou...

17. L’ordre serré

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  « Les hommes sont comme les chiffres, Qui n’acquièrent de valeur que par leur position » Napoléon I, Maximes de guerre et Pensées   Les premiers jours, pour ne pas dire les premières semaines, la place donnée à l’enseignement de l’ ordre serré sera prépondérante dans notre emploi du temps. Un certain Albert Einstein disait que pour marcher au pas, le cerveau n’est pas nécessaire : la moelle épinière suffit. Cette boutade était particulièrement justifiée au moment où il l’avait proférée, alors que des hordes vert-de-gris déferlaient sur les routes de l’Europe, chantant des choses aussi bizarrement nostalgiques que « Ich hätte einen Kameraden, einen bessren findest du nicht  » mais mettant l’Europe entière – voire davantage –  à feu et à sang. Mais pourquoi toutes les armées du monde, même celles qui servent les gouvernements les plus démocratiques, font marcher leurs hommes au pas ? La réponse ne me vîn...

18. La langue des casernes

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  « Entre deux mots, il faut choisir le moindre » Paul Valéry   L’armée, ce sont des odeurs, des couleurs, des sons particuliers. Mais c’est aussi et avant tout une langue. Une langue qui, au début, déconcerte, par sa verdeur martiale, son caractère direct, imagé, à l’étymologie souvent mystérieuse. Un mélange de Saint-Cyrien, de dialogues d’Audiard et de réplique de l’inspecteur Bérurier, l’adjoint truculent do commissaire San-Antonio. Une langue qui s’acquiert très vite. Voilà ce que cela pourrait donner, en « Version Originale » : Débarquant dans ce bordel en tant que bleu, j’ai vite vu que j’avais pas trop intérêt à être AD la plage. Sinon, je risquais de me faire asmater par le margi, voire l’aspi.  Cela ne changeait rien, que je fusse un  Bac+40 ou pas. De toute manière, on se ressemblait tous, quand on était en schtroumf ou en treillis de DEF – forcément nickel-chrome -, il n’y avait...

20. Interlude : notes rédigées en permission

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Mon impression est une incompréhension définitive, irrévocable, de ce qu’est l’armée. Je viens de vivre deux semaines d’un supplice quotidien, en but à la fantaisie de sadiques obtus qui règnent sur nous par la grâce de leurs petits galons ridicules. Je suis sur les nerfs, appréhendant mon retour dimanche (et pour trois semaines !) à Sarrebourg. J’ai la peur au ventre. Mes mains tremblent. Je ne sais comment je tiendrai le coup dix mois dans cet enfer. Ces deux premières semaines m’ont déjà semblées interminables, et j’ai pris le train vendredi avec l’impression de m’arracher aux griffes de démons stupides. A un asile de fous. A cette prison où je suis condamné à rester presque toute une année, alors que je n’ai rien fait de mal. L’armée n’est pas simplement équivalente à la caricature qu’on en fait : elle est même pire ! Je suis ivre, ivre d’épuisement, tremblant au moindre aboiement de chien comme si c’était quelque gradé me hurlant un ord...

19. La première permission

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  Vendredi 10 février 1995, au matin. Nous émergeons tous avec fébrilité du sommeil. Il n’y a pas aujourd’hui de ces retardataires qui ont pris l’habitude d’attendre le dernier moment, c’est-à-dire la venue d’un gradé furieux, avant de consentir à quitter le nid douillet de leurs draps pour se traîner jusqu’aux lavabos. C’est aujourd’hui qu’à lieu notre premier départ en permission. Nous faisons le compte des jours écoulés, avec de la surprise, de l’incrédulité, même : cela ne fait toujours que depuis le jeudi de la semaine précédente que nous sommes incorporés à l’armée. Nous avons cependant l’impression qu’un mois vient de s’écouler.  Nous considérons le départ de l’après-midi avec une sorte d’impatience désespérée. Nous envisageons avec inquiétude la possibilité qu’il nous soit refusé. Dès le retour du petit déjeuner, nous allons nous mettre à tout nettoyer, à tout ranger, avec une sorte de rage. Il faut que tout soit parfait, no...

21. La séance photo

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  Il fait froid et il pleut. Nous sommes dans la cour, devant la compagnie. Incongrue parmi les véhicules militaires, la Mercedes du photographe est garée devant la porte de la salle de musculation. Nous nous sommes arrangés, assis ou debout, sur des bancs instables, nous déplaçant selon les indications du photographe, impatients que cela finisse. Je suis au premier rang, et j’ai posé mes mains sur les genoux. Un déclic enferme la section dans un cadre définitif, où le temps s’arrête. Une fois développé, ce portait collectif montrera une collection de quarante visages, quelques-uns faussement martiaux, les autres plein d’une tristesse tragique. Certains relèvent vers l’objectif un menton qui se veut volontaire ; d’autres se mordent les lèvres comme pour un appel au secours muet. Ma face ne trahit qu’une fatigue infinie. Vient ensuite le long appel par ordre alphabétique, sous la bruine persistante, pour la photographie individuelle. On impr...

22. Le malchanceux

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  Dans le partage des rôles qui se forme mystérieusement dans toute communauté humaine, celui du malchanceux est certainement le moins convoité. C’est celui auquel tout arrive, même les incidents les plus stupides, sans que l’on puisse démontrer clairement sa responsabilité, mais sans que l’on puisse non plus affirmer qu’une telle accumulation de guigne ne peut pas être purement fortuite. « Il cherche les ennuis, ce n’est pas possible ! », dit-on en riant sous cape. Et le malchanceux de prendre rapidement le rôle d’idiot du village. Tel est Guillot. Jeune homme de taille modeste  – il me dépasse quand même de deux centimètres – brun d’œil et de cheveux. L’air toujours un peu dépassé par les événements. Je n’ai aucune idée d’où il vient. Ni sa région, ni son milieu social, ni rien. Je crois savoir qu’il a son bac, qu’il a commencé quelques études. Je ne sais rien sur lui. Il n’est réellement copain avec personne, sans être pour autant isolé dans so...

23. Ordres et contrordres

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  Nous attendons, debout, dans le couloir, face aux portes fermées de nos chambres.  Le sergent F… passe, considérant nos treillis, et hurle : « Il pleut dehors. Vous ne l’avez pas remarqué, bande de couilles de loup ? Allez mettre votre parka ! Vous avez deux minutes ! Action ! » Nous nous précipitons sur les portes des chambres, puis sur les cadenas de nos armoires, les ouvrant bruyamment, pestons contre les lourdes parkas qu’il est si difficile de boutonner rapidement. Nous replions derrière notre nuque cette capuche inutile qu’il nous est interdit de coiffer, quel que soit le temps. Retour dans le couloir. Derniers réglages vestimentaires : les petites ficelles à nouer à la taille et au col. Quelques engueulades. Silence. Repos. Léger sourire de F…. Hurlement soudain : « Qu’est-ce que c’est que ces frileux ! Il ne fait pas si froid que ça ! Allez ! rangez les parkas ! Action...

24. Les cours magistraux

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Chaque soir, nous consultons la petite affichette collée sur le mur, qui indique les ordres pour le lendemain : heure du réveil, du rassemblement, de la mise en place des TIG, tout est précisé dans les moindres détails. La tenue que nous devons adopter est également précisée. Séances de tirs, gymnastique, ordre serré, constituent le gros de notre emploi du temps. Cependant, à intervalles réguliers, des cours nous sont dispensés dans une petite salle du troisième étage, qui a tout d’une salle de cours échapper de quelque collège. Nous y prenons places, marquant le garde-à-vous à l’entrée de l’instructeur – caporal, caporal-chef, sergent ou sergent-chef, mais jamais le chef de section qui nous apparaît comme quasiment invisible. Un cours commence alors. Le premier qui nous fut donné concernait les grades et appellations dans l’armée de terre. Après une introduction sur le fait que la hiérarchie définit le place de chacun et son niveau de responsabilité, ...

25. La venue du soir

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  Séance de piscine ce matin. J’y coupe, devant passer à l’infirmerie pour une mycose : on nous a demandé il y a quelques jours de donner cos draps à laver, puis on nous les a rendus car « la machine est en panne », et chacun s’est retrouvé avec les draps du voisin. C’est comme cela que j’ai dû attraper, au creux de l’aine, ces rougeurs très inesthétiques… Nouveau cours magistral, cette fois sur les « actes élémentaires du combattant ». C’est-à-dire de déplacer, se poster, et utiliser ses armes. Apprentissage de quelques moyens mnémotechniques (exemple : un bon camouflage doit être FOMELCBOT : forme, odeur, matière, éclat, lumière, couleur, bruit, odeur, traces). Autorité toujours aussi pesante des gradés. On ne parvient pas  à s’y habituer. Certains d’entre nous commencent à voir leurs nerfs se trahir. Je parviens à tenir le coup, j’ignore comment. Je suis quelqu’un de faible, de fragile. Tout sauf brave. Mais je parviens cependant à c...