17. L’ordre serré

 



« Les hommes sont comme les chiffres,

Qui n’acquièrent de valeur que par leur position »

Napoléon I, Maximes de guerre et Pensées


 


Les premiers jours, pour ne pas dire les premières semaines, la place donnée à l’enseignement de l’ ordre serré sera prépondérante dans notre emploi du temps. Un certain Albert Einstein disait que pour marcher au pas, le cerveau n’est pas nécessaire : la moelle épinière suffit. Cette boutade était particulièrement justifiée au moment où il l’avait proférée, alors que des hordes vert-de-gris déferlaient sur les routes de l’Europe, chantant des choses aussi bizarrement nostalgiques que « Ich hätte einen Kameraden, einen bessren findest du nicht » mais mettant l’Europe entière – voire davantage –  à feu et à sang.

Mais pourquoi toutes les armées du monde, même celles qui servent les gouvernements les plus démocratiques, font marcher leurs hommes au pas ? La réponse ne me vînt que graduellement.

L’ordre serré, c’est d’abord, l’apprentissage de l’immobilité. Celle, bien connu, du garde-à-vous, et celle, moins évidente, du « repos », qui tout compte fait, n’en est pas un, mais un « garde-à-vous qui s’ignore ».

Mais voici qu’on nous enseigne le complexe rituel du salut. Un militaire salue tout supérieur, qui doit répondre à ce salut. A l’extérieur, cela se fait avec le geste bien connu de la main (Doigts joints, main brièvement portée à la hauteur de la tempe, puis ramenée vivement contre la cuisse en un léger claquement). On ne salue de cette façon que coiffé de son béret. A l’intérieur, comme on est tête nue, ou encore quand on a les bras chargés, un bref garde-à-vous tient lieu de salut, voire une simple inclinaison de la tête en arrière. Le regard ne doit pas être perdu dans le lointain – à l’américaine – mais plongé dans celui de son interlocuteur, et exprimer de la décision, de la dureté, du courage.

Tout se complique quand on porte une arme. Là, le salut varie selon le grade. Un sous-officier a droit à un « portez armes » – la main droite ramenée contre le fusil – et l’officier à un « présentez armes » – la main gauche venant en plus se plaquer contre l’extrémité du canon. Mais attention ! On ne passe pas directement au « portez » ou au « présentez armes » depuis la position de repos, mais en faisant un garde-à-vous intermédiaire ! Si, debout et armé, on voit passer devant soi successivement un officier puis un sous-officier, on fera donc successivement un « garde-à-vous », un « présentez armes », puis un « reposez armes » puis un « portez armes ». Nous finirons par comprendre l’intime et cabalistique logique de ces codes subtils.

Ne reste plus qu’à nous déplacer. Avant d’apprendre à marcher avec une arme (au « portez » !), il s’agit déjà de s’aligner, par colonne par quatre, en rang scrupuleux de taille (« l’ordre du toit »). L’homme de base », le plus grand, est le premier devant, à gauche. Comme « rase bitume », je suis sur la colonne de gauche – mes voisins de droite s’alignent sur moi – à l’avant-dernier rang.

« Rassemblement dans la cour, en colonne par quatre ! »

On s’exécute. Le sergent arrive.

« Garde-à-vous ! »

Bruit de trépidations.

« Non, hurle le sergent ! Je ne veux entendre qu’un simple claquement ! Qu’une seule main ! On recommence jusqu’à ce que cela soit impeccable ! »

Nous finissons par y arriver.

« Garde-à-vous ! Rassemblement sur quatre colonnes, au coude à coude à droite, alignement ! »

Je tends la main gauche horizontalement, touchant l’épaule de mon voisin de devant. Nous piétinons un peu, ajustant nos distances. Le coude de mon voisin de droite, plié en angle vif, s’enfonce dans mes côtes.

« Fixe ! », dit le sergent, et nos mains se ramènent le long de nos cuisses.

Le sergent fait le tour de la section, fait reculer ou avancer tel ou tel de quelques centimètres.

« Repos ! » (infime détente) « Garde-à-vous ! »

« En direction du terrain de football, au pas cadencé. En avant… marche !… Une deux ! Gauche droite ! »

La section s’ébranle. Le sergent ne reste silencieux qu’un moment. Deux caporaux nous tournent autour en même temps. Les conseils, et surtout les reproches, de tous côtés, pleuvent.

« Ahu ! C’est de pire en pire !  Bandes de couilles de loups !  Eh, l’homme de base ! Moins long des pas ! Salani, alignes-toi sur ton voisin de gauche ! Longuet, tes bras ! On croirait un robot ! Laisse-les se balancer naturellement ! Voilà, c’est mieux ! Et toi, recule, tu vois bien que tu as un mètre d’écart avec ton voisin ! Et toi, à vingt balais tu en es encore à confondre ta droite de ta gauche ! Gauche ! Gauche ! Gauche droite gauche !  Mais quelle bande de polios ! »

Un quart d’heure comme cela use plus les nerfs et les muscles que quatre heures de randonnée en montagne. Nous sommes encore bien raides, peu naturels, certainement pas très beaux à voir défiler, c’est sûr ! Et nos supérieurs nous le font sentir, sans nous laisser un temps de répit.

Marcher ensemble, du même pas, les mains et les pieds levés de même, au centimètre près. Etonnant balai, dont j’ai pu prendre conscience de la précision en regardant la photographie prise, sept semaines plus tard, à la remise de la fourragère : on y voit vingt pieds levés au même moment de trois centimètres du sol, en harmonie parfaite, pas un de plus ou de moins. Et pourquoi faire ? Je commence à la comprendre, maintenant.

Obtenir la cohésion. La parfaite cohésion. Piètre découverte que celle-là ! Bien grande banalité ! Mais la cohésion n’est rien tant qu’on ne l’a pas vécu dans son corps et dans ses muscles. Être le même que ses voisins. Faire partie du même organisme. Oui, la pratique de l’ordre serré est la condition nécessaire – et peut-être suffisante – pour qu’il y ait une esprit collectif, et donc une armée.

« Halte ! »

Quelques jours d’entraînement ont porté leurs fruits, et nous nous arrêtons impeccablement, sur un même claquement de pied gauche. Mais le sergent nous réserve un nouveau test :

« Demi-tour… », commence-t-il.

Et avant qu’il prononce le « droite », trois ou quatre soldats se sont déjà retournés, dont un dans le mauvais sens !

« Bandes d’ahuris ! Je vous ai dit cent fois ! Ce n’est pas comme le quart de tour ! Il n’y a pas d’ordre préparatoire et d’ordre exécutoire ! Vous ne devez pas bouger tant que l’ordre n’a pas été complètement donné ! Mais quelle bande de crétins, décidément ! »

Et nous rougissons, une fois de plus, comme des garçonnets pris la main dans le bocal de confitures. Nous nous sentons de médiocres soldats, et cela nous fait honte. C’est bien cela, le plus étrange : cela nous fait honte. Comme si cela avait de l’importance, de savoir bien marcher au pas…

Il nous faudra du temps pour bien savoir le faire. Et pour comprendre ce que le sens de l’ordre serré.

Et nous comprendrons alors, en même temps, ce que signifie le salut : une affirmation non pas de soumission… mais d’appartenance, voire de fraternité.

Service militaire appelés du contingent  service militaire conscription  service national infanterie Sarrebourg 

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