3. La sélection des musiciens
Réveil. D’une humeur sinistre, j’ouvre les yeux sur notre chambrée délabrée, nos petits lits de fer ; mon corps a froid sous la couverture sommaire. Je m’extrais de mon lit à contrecœur. Le caporal appelé nous salue gentiment, et nous indique en quelques mots quel sera le programme de la journée. Sa courtoisie, sa bonhomie presque maternelle me sont curieusement insupportables.
Après le petit déjeuner, on met en place les TIG (c’est-à-dire les travaux d’intérêt généraux : on ne parle plus de corvées, à l’armée, se sent obligé de nous informer un caporal !). J’y échappe pour ce matin-là, et je fais mine de fureter dans mon sac pour me donner une contenance, émergeant d’une nuit presque paisible en étant lourdement ramené à mon désespoir de la veille.
Comme tous sommes incorporés en qualité de musiciens, on nous annonce que le matin même vont avoir lieu les auditions qui décideront de notre affectation définitive. Les trompettistes remarquables, les virtuoses du saxophone ou du tambour serviront la prestigieuse musique de Metz ou celle de Strasbourg. Quant aux autres, les amateurs, ou les malheureux qui jouent de l’accordéon, du violon, ou, comme c’était mon cas, du piano, instruments peu en accord avec les musiques accompagnant traditionnellement les défilés militaires, ils seront dirigés vers des régiments dont la réputation musicale est moins prestigieuse.
Mon tour vient. J’ai à peine le temps de jouer trois mesures du 19ème Nocturne en mi mineur, de Chopin, sur un piano dans un état de délabrement renversant (une véritable « casserole » dont les touches « massicotent »), que je suis interrompu avec un rien de mauvaise humeur par l’officier qui procède aux auditions. Mon cas a l’air d’être réglé. Premier régiment d’Infanterie. Sarrebourg. Unité munie d’une fausse section musique, comme je le découvrirai début avril. Autour de moi, des gradés ricanent. On me dit que je vais en baver, qu’à Sarrebourg ce sont des fous, que c’est un régiment classé « semi-disciplinaire ». Semi disciplinaire ? Moi, Sébastien T… , étudiant en psychologie, un peu frêle, un peu irrésolu, pas rebelle pour un sou, dans une unité semi disciplinaire ? Veulent-ils se jouer de moi, ces sous-officiers hilares ? Veulent-ils éprouver mon flegme ? Je baisse la tête, serre les lèvres et quitte la pièce.
Dans le couloir, les rumeurs courent entre les appelés. Comme toujours dans ce genre de situations, le manque d’informations est suppléé par ce que nous appellerons rapidement « Radio Bidasse ». En écoutant ces sources bien informées, il semble que Sarrebourg prend forme peu à peu devant les yeux de ceux qui vont y être incorporés comme la sanction suprême, l’ultime punition. On nous donne des exemples de la dureté de ce qui nous attend, on nous raconte (ou plutôt : on nous suggère) des histoires à faire frémir. J’essaie vainement de prendre du recul, de faire la part de l’affabulation, et des images carcérales prennent forme dans mon esprit, que je tente de rejeter de toutes mes forces. Des sous-officiers nous signifient leur apitoiement pour notre sort, ce qui est pire encore que les ricanements de quelques autres. Nous commençons à croire réellement que c’est le bagne qui nous attend. Nous restons dignes, cependant. Nous sommes de jeunes hommes, n’est-ce pas ? Nous avons notre fierté.
On nous demande de récupérer nos affaires dans nos chambres. Nous sommes rassemblés en bordure de la place d’armes. On commence à appeler des noms, à former des groupes qui rempliront les autobus qui stationnent sur la place.
Nous sommes le 2 février 1995. Ma mère vient d’avoir cinquante-cinq ans, et j’espère qu’elle ne s’inquiète pas trop pour le sort de son frêle « petit dernier ».
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