6. Un doux accueil

 



« Il est difficile qu’un homme de vingt ans gagne au séjour des casernes ; quand il ne s’y corrompt pas, il s’y déteste »

Proudhon, la propriété



L’un après l’autre, nous descendons du car, piétinant sur place sans trop savoir ce que nous devons faire, restant à proximité du véhicule comme s’il pouvait constituer une protection, nous regroupant par trois ou quatre en nous parlant à mi-voix. Nous essayons peureusement de deviner que qui va advenir de nous, car nous sentons bien qu’à la source de l’angoisse diffuse que nous ressentons, il y a cette impression d’avoir perdu tout contrôle sur notre vie, et de ne pas savoir exactement de quoi sera faite la minute qui suit.

Nous nous disons entre nous que nous allons certainement avoir encore droit à de nombreuses démarches administratives, à de nouveaux examens médicaux, à d’innombrables papiers à remplir. Je souhaite lâchement que cela soit aussi long que possible, comme s’il s’agissait de gagner encore un peu de temps avant de rentrer véritablement dans la vie militaire, avant de devoir ramper, marcher au pas, tirer au fusil ; comme s’il s’agissait de s’offrir encore la dérisoire et courte liberté des prisonniers qui battent la semelle, en rang devant leurs cellules, avant qu’on ne les y intègre définitivement.

A l’exception des quelques marronniers plantés devant les bâtiments, tout ce qui est autour de moi ne me semble être que brique, béton et tôle.

Le car s’éloigne lentement, alors que nous poursuivons nos brèves conversations au sein de petits groupes hésitants. Mais nos entretiens durent peu, faute d’éléments solides pour étayer nos vagues conjectures. Nous ne savons pas trop quoi nous dire. Il y a dans l’air une tension presque palpable. Les quelques dizaines de jeunes gens que nous sommes sont au milieu d’une place triste, entourés par des murs. Aucun d’entre nous n’est venu ici de son plein gré. Il y a dans ce regroupement forcé quelque chose d’indiscutablement sinistre, comme si cela n’avait pas sa place dans un pays démocratique, à l’approche de l’an deux mille. Nous sommes tous mal à l’aise, et communiquer entre nous ne peut en fait qu’accroître nos inquiétudes.

*

Mais voici qu’un mouvement se fait sur la place. Des soldats, vêtus de treillis couverts d’insignes divers dont la signification mystérieuse nous échappe, convergent vers nous, et nous prennent immédiatement en main. On nous rassemble, avec une autorité sèche et sans appel, et on nous demande de nous mettre en rangs en nous demandant de nous aligner aussi bien que des civils – état méprisable s’il en fut – en sont capables. Nous obéissons (oh ! comme facilement nous obéissons !) dans un long bruit de piétinement que nous renvoient les murs de briques qui nous cernent.

Alors surgit un homme qui se présente comme le capitaine commandant la Compagnie D’instruction. La cinquantaine, cheveux blancs, mais allure sportive, d’une voix grave qui porte sans efforts jusqu’aux confins de la place, il nous souhaite la bienvenue, et nous parle, en quelques phrases, de l’honneur qui nous est fait de servir sous le drapeau de ce glorieux régiment et de la fierté que nous devons en ressentir.

Ces quelques paroles prononcées, des paroles d’accueil somme toutes aimables et civilisées, il nous remet entre les mains de ses subalternes, puis se met en retrait, mains croisées derrière le dos, silencieux.

Un petit homme surgit alors, à l’aspect incroyablement sec et revêche. Un sergent-chef, pour autant que nous avons bien compris les grommellements par lesquels il s’est présenté. Il éructe des phrases courtes, qui ressemblent plus à des hurlements contenus qu’à un discours proprement dit. Par moments, il observe de brefs silences, et ses yeux parcourent nos rangs, s’attardent durement sur chaque visage, et nous forcent à baisser notre regard. Nous sentons rougir nos joues sous cet examen sans pitié. Ce gradé reprend alors la parole. Il nous parle d’une façon telle que nous pourrions croire que nous sommes des coupables ayant commis les pires forfaits, et venus en ces lieux pour purger notre peine disciplinaire. Nous nous regardons furtivement les uns les autres, interloqués.

Le ton de la diatribe est impitoyable, le contenu plus dur encore. Je l’écoute avec consternation, et même avec quelques craintes. D’ores et déjà, nous dit le gradé, nous devons nous considérer comme entièrement soumis à l’autorité militaire, et abandonner les mauvaises manières individualistes et je-m’en-foutistes issues de notre passé récent. Nous formons dorénavant un groupe, où nul ne doit se distinguer d’une façon ou d’une autre. Pour un peu, le gradé sous-entend pratiquement que nous aurions dû arriver à la caserne déjà revêtus des tenues adéquates.

Après quelques autres sermons du même acabit, il nous est en outre signifié que nous ne sommes pas là pour penser, pour critiquer, ou pour juger, et que les détenteurs de cerveaux sont priés de les laisser à l’entrée. Ils pourront venir les reprendre d’ici dix mois. Dès cet instant, notre obéissance, s’agissant des plus infimes détails, ne saurait être qu’inconditionnelle, et exempte de toute discussion, réclamation ou objection quelconque. Nous devons suivre le mouvement. Nous n’avons pas à répondre aux supérieurs, sauf s’ils nous interrogent directement ; nous n’avons pas non plus à nous parler entre nous. En l’absence d’ordre précis, nous devons observer silence et immobilité. Pour le reste, nous devons suivre sans discuter le cadre qui nous sera désigné dans quelques instants pour nous guider dans le circuit d’incorporation.

Dès maintenant, ajoute-t-il, toute ébauche de désobéissance encourrait des sanctions dont la nature ne nous est pas précisée. Il nous est simplement suggéré qu’elles seront, de toute façon, suffisamment sévères pour mater la moindre pensée de rébellion qui pourrait naître parmi nous.

Il a dû prononcer une vingtaine de fois le mot « punition » dans cette harangue introductive.

Après cette diatribe sévère, un silence de mort se fait, à peine troublé par des murmures d’incrédulité et de consternation. Je me sens plein d’angoisse, et les visages de mes compagnons indiquent clairement que ce sentiment est largement partagé. Où sommes-nous donc tombés ? ! Chez les fous ? Pourquoi donc nous traiter ainsi, nous abreuver de menaces, alors que nous venons à peine d’arriver ? Pourquoi utiliser ce ton hurlé et accusateur, alors que nous ne sommes coupables de rien ? Pourquoi semble-t-il que nous sommes venus ici non pas pour accomplir un devoir, mais pour purger le châtiment de je ne sais quel crime ?

Le digne capitaine est resté en retrait, et regarde la scène d’un air neutre. Indifférence de sa part ? Approbation ? Position choisie délibérément dans un jeu de rôle du type gentil flic – méchant flic ?

Le sergent-chef, ce qui doit être des caporaux ou des sergents, bref de petits gradés, que nous ne connaissons pas encore, mais qui se sont rendus soudain redoutables en quelques minutes par le seul discours introductif du sergent-chef, passent parmi nous.  Nous sommes considérés encore une fois d’un œil critique, comme si on nous reprochait notre état même de civils, notre méconnaissance des normes et des usages militaires, le fait que nous soyons habillés de façons différentes et que nous ayons encore les cheveux longs.

Nos cadres sortent des feuilles de papier. Un appel est fait, auquel nous devons répondre par un « présent » viril et sonore, voire hurlé, sous peine de commentaires désagréables. Nous sommes répartis sur l’ensemble de la cour. Nous formons des groupes d’une dizaine de personnes conduits par un gradé – un « caporal-incorpo » – muni d’une sorte de talkie-walkie qui émet en permanence un chuintement enroué ; j’intègre un de ces groupes. Comme nous ne savons pas encore marcher au pas (lacune inadmissible !), nous devrons suivre notre caporal l’un derrière l’autre, en formant une colonne à l’alignement aussi rigoureux que nous en sommes capables, et dans le plus absolu silence.

C’est convoyés de la sorte qu’on nous fait passer dans des bureaux, des couloirs, des salles innombrables. Cela dure des heures entières. Notre guide nous conduit avec sûreté dans un espace qui me semble immense, un dédale où jamais nous ne pourrions-nous orienter sans lui, un labyrinthe où des locaux d’aspect coquet voisinent avec des hangars où pourrissent des camions qui semblaient dater de la guerre d’Algérie, garés à côté d’autres véhicules, flambant neufs.

Nous continuer à passer par des dizaines de bureaux. Les formulaires à remplir succèdent aux listes à compléter. Souvent, une même information nous est demandée par deux personnes différentes. Je ne comprends rien à tout cela. Il n’y a aucun repère qui puisse me rattacher à quoi que ce soit dans mon expérience antérieure. Rien ne m’est familier, rien de ce que je vois, ni de ce que j’entends, n’a de signification. Nous sommes désorientés. Est-ce délibéré ?

A l’université, j’aurais dit volontiers que j’expérimentais un contexte de totale anomie, de dissolution de toute norme et de tout loi apparente, à part celle des plus forts.  Mais ici, je n’ai peut-être pas intérêt à employer d’aussi grands mots. Pour preuve de la légitimité de cette précaution, je dois informer un soldat appelé que l’on a pourtant chargé de tâches administratives et qui me demande quel diplôme je possède que « psychologie » prend un Y et un H. Le fait d’avoir devant lui le possesseur d’une maîtrise semble l’enthousiasmer davantage que la rencontre avec une forme de vie extra-terrestre.

Que l’on assigne des tâches de rédaction à quelqu’un d’aussi peu compétent en orthographe m’évoque le comique troupier le plus éculé. Si cette absurde logique est respectée en toutes choses ici, me dis-je sombrement, je dois m’attendre à ce que le « Bac+4 » au physique délicat que je suis se voit proposer les stages commando les plus rudes. Et comme je nage comme un fer à repasser, « ils » vont certainement me former comme plongeur de combat !

Je laisse mon esprit divaguer sur ce thème, conscient que seul un reste d’humour me permet de supporter avec patience ce qui est en train de m’arriver.

 Mais alors que je dois à nouveau préciser mon cursus universitaire à un autre « administratif » en uniforme (un quadragénaire pansu), ce dernier se croit obligé de me rappeler ce qui nous a déjà été indiqué lors du charmant discours d’accueil : en ces lieux, j’ai tout intérêt à laisser ma cervelle à l’entrée. L’homme insiste lourdement sur cette obligation m’accusant presque d’être venu ici avec mon « Bac+4 » pour « ramener ma science » alors que je n’ai tout simplement pas ouvert la bouche, excepté pour répondre brièvement et poliment aux questions qu’il m’a posées. En quelques mots, il exprime son mépris définitif pour les « intellos » qui se révèlent souvent très décevants lorsqu’il s’agit de faire preuve d’esprit pratique ou de se conduire avec courage.

Il me présente dans un langage assez vert sa conception très personnelle de  la physiologie humaine, qui implique l’incompatibilité de l’encéphale et des testicules chez le même individu, les seconds étant nettement à privilégier.

Il n’y a pas la moindre trace d’humour, de second degré, dans tout cela; il pense vraiment ce qu’il dit ! L’homme idéal, pour lui, le seul, le vrai, ça doit avoir une toute petite cervelle et une grosse paire de burnes…

Mon accablement s’accroît de minute en minute. Je donnais l’année précédente des cours d’aide méthodologique à des étudiants de première année d’université, et me voici livré à la fantaisie obtuse de crétins congénitaux ! Mais ce que je déplore en fait par-dessus tout, c’est ma couardise, ma gaucherie, mon incapacité de dire franchement à ce gros connard d’aller se faire foutre ! Au lieu de cela, je rougis, je baisse les yeux, je bafouille, et j’obéis piteusement aux ordres. Maudite soit ma faiblesse !

A midi, on nous emmène dans un « ordinaire » accueillant, décoré de fleurs. Au moins, dans cette prison, me dis-je en attaquant mon repas d’un bon coup de fourchette, la nourriture est bonne. Mais peut-être, ironisé-je intérieurement, est-ce parce que les cuisiniers sont-ils menacés du cachot à la moindre imperfection dans la préparation des plats ?

A table, des discussions hésitantes s’engagent. Une question vient sur toutes les lèvres. Nous sommes jeudi. Vont-ils nous libérer ce week-end ?  A peine quarante-huit d’armée et nous en avons déjà assez ! Nous voulons déjà partir d’ici ! Mais la réponse du « caporal-incorpo » qui mange parmi nous est nette et sans ambiguïté. Nous passerons notre premier week-end à l’armée. Sans importance, ajoute-t-il, car il ne nous semblera même pas que c’est un week-end, tant nous serons occupés.

J’entends cela, et ma fourchette s’arrête un instant, suspendue en l’air. Mais les lasagnes sont excellentes, la salade bien fraîche, et je décide qu’il ne faut se refuser nulle consolation. Je termine mon repas, sans en laisser une miette.

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