13. Affecté chez les « conducteurs »





Après la fin des entrevues avec cet officier, et après quelques minutes d’attente anxieuse, sous l’œil sévère des caporaux, nous allons tous regagner nos chambres. Nous devons attendre que tout le monde soit passé en entretien. L’armée, déjà nous apparaît comme une succession de phases de précipitation et de phases d’oisiveté. La porte s’ouvre enfin, un gradé surgit, et on nous demande de rassembler une fois de plus nos affaires. Toutes nos affaires, y compris celles de couchage. A peine arrivés, nous déménageons déjà. On descend, lourdement lesté de nos trois sacs, au milieu de la place du rapport, et a lieu alors la première revue de paquetage de notre service, moins de vingt-quatre heures après que nous avons perçu nos affaires. On vide méthodiquement nos sacs sur le béton. Un officier – ou un sous-officier, que sais-je ? – énonce l’un après l’autre les effets militaires que nous avons perçus. Nous devons prendre en main le vêtement ou l’objet demandé, et le présenter, bien en évidence. Passant parmi nous, des gradés soupçonneux comptent et recomptent nos treillis, paires de rangers, couverts, gourde, chandail, sous-vêtements, chaussettes, jusqu’à la minuscule « trousse à couture » que certains ont déjà égarée.

Un appel a lieu. Chacun d’entre nous se voit indiquer la section dans laquelle il sera transféré. Je remarque que Yannick est admis parmi les Conducteurs, conformément à son souhait. Il me fait un signe de la main, et je le regarde s’éloigner. J’attends avec anxiété que mon nom soit appelé, debout, dans un semblant de repos réglementaire, sous une pluie légère mais glaciale. Je songe que je risque d’être intégré de force dans le PEG. Cependant, Yannick est un « bac+2 », et cela n’a pas été son cas : tout espoir ne m’est donc pas refusé.

Je serai le dernier appelé. Sans doute mon cas fait-il l’objet de discussions particulières. Je m’en sens d’abord discrètement flatté. Puis l’inquiétude me gagne. Je n’ai pas trop envie, dès le début, de me faire remarquer en quoi que ce soit, de me faire « repérer ». Les minutes passant, je laisse mon esprit entretenir un espoir fou : peut-être vient-il enfin de s’apercevoir que je n’ai pas le « profil » pour être ici ? On va me transférer ailleurs, dans un autre régiment, à un poste de tout repos, dans quelque bureau bien chauffé.

La place d’armes est maintenant vide de tout appelé du contingent. Seuls demeurent quelques gradés. Je demeure à l’endroit où je suis pendant près d’un quart d’heure.

 En attendant que mon cas soit tranché, j’arbore l’apparence d’un calme absolu qui, comme je l’entends dans leurs chuchotements, inspire une certaine admiration aux gradés qui me voient patienter dans le froid sans le moindre signe de contrariété. « Avec un tel sens de la discipline, il sera un bon soldat », prophétise l’un d’eux à mi-voix. Je l’ai entendu, et je dois réprimer un sourire. Déjà, je me rends compte confusément que mon aptitude à dissimuler mes véritables sentiments me vaudra d’avoir l’image totalement usurpée de quelqu’un d’inébranlable. Ironiquement, pensai-je la posture de neutralité bienveillante du psychologue fait passer un test psychotechnique à un enfant sans lui montrer qu’il a donné de mauvaises réponse, cela « colle » avec l’immobilité marmoréenne qu’on exige du soldat. Les « psy » et les militaires partagent cet étrange point commun : quand ils sont sur leur lieu de travail, leurs émotions n’affleurent pas à la surface de leur visage.

Est-ce la récompense de mon stoïcisme ? A ma grande satisfaction, on m’ordonne de rassembler mes affaires et de gagner le premier étage du bâtiment, où loge la section « conducteur ».

Cette section, nous dit-on, est dirigée par l’aspirant Paulty, et commandée au second par le sergent-chef Glier, sec et hargneux, et dont la petite taille lui faudra rapidement le surnom de « nain de jardin ». Je serai donc avec Yannick. C’est tout ce qui m’importait, préserver au moins ce lien vulnérable mais déjà robuste que je viens de tisser au milieu d’un environnement que je perçois au pire comme hostile, au mieux comme indifférent.

 Arrivé bon dernier à la section, je n’ai malheureusement pas le loisir de m’installer dans la même chambre que mon récent ami. Je trouve une place près d’une fenêtre, mon lit étant situé au-dessus de celui d’un grand gaillard jovial que se présente sous le nom de Xavier Mathieu. En face de moi, un garçon frêle qui se nomme Lemoine range avec soin ses affaires dans son armoire. Un certain Ricardo remplit la chambre de ses réparties joviales, auxquelles répondent sur le même ton un Laotien plein de vivacité et un barbu à l’air placide qui se feront réformer pour raisons médicales quelques jours plus tard. Il y a aussi un camarade dont les yeux, derrière les verres de ses lunettes, paraissent déjà pleins d’égarement et de désirs de fuite.

On se passe le plan qui indique la façon réglementaire de ranger les armoires. Je trouvais infantile de nous obliger à poser la gourde ou la trousse à couture sur telle étagère et de telle façon, mais je m’exécutai avec bonne humeur, heureux d’être parvenu dans la section que je voulais.

Un ordre survint du couloir. On sort des chambres, nous dirigeant docilement vers une salle de cours. L’Instruction va commencer.

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