19. La première permission

Vendredi 10 février 1995, au matin. Nous émergeons tous avec fébrilité du sommeil. Il n’y a pas aujourd’hui de ces retardataires qui ont pris l’habitude d’attendre le dernier moment, c’est-à-dire la venue d’un gradé furieux, avant de consentir à quitter le nid douillet de leurs draps pour se traîner jusqu’aux lavabos.
C’est aujourd’hui qu’à lieu notre premier départ en permission. Nous faisons le compte des jours écoulés, avec de la surprise, de l’incrédulité, même : cela ne fait toujours que depuis le jeudi de la semaine précédente que nous sommes incorporés à l’armée. Nous avons cependant l’impression qu’un mois vient de s’écouler.
Nous considérons le départ de l’après-midi avec une sorte d’impatience désespérée. Nous envisageons avec inquiétude la possibilité qu’il nous soit refusé. Dès le retour du petit déjeuner, nous allons nous mettre à tout nettoyer, à tout ranger, avec une sorte de rage. Il faut que tout soit parfait, nous a-t-on prévenu, pour que l’on consente à nous laisser partir pour une brève « quarante-huit », une permission de deux jours. Moins encore pour ceux qui ont dix heures de trajet pour revenir dans leur lointaine province.
Quand nous reviendrons, dimanche soir, ou dans la nuit, nous saurons que ce sera pour deux semaines. Nous mériterons alors une « soixante-douze », mais on nous a promis, pour après, trois semaines sans permission. Ces chiffres nous donnent le vertige. Deux semaines ! Trois semaines ! Comment peut-on vivre sans devenir fous dans cette compagne d’instruction pendant trois semaines, week-ends inclus, sans interruption, alors même que ces premiers jours ont été si pénibles !
Pour l’instant, il ne faut pas penser à l’avenir, même proche. Il faut juste se borner à astiquer les armoires, à cirer les parquets, à faire soigneusement les lits. Il y a dans l’air, un curieux mélange de détente et de tension. Je nettoie les carreaux en évitant de trop regarder à l’extérieur. Ricardo et Mathieu cirent le plancher, se déplaçant rapidement à travers la chambrée, les pieds posés sur les vagues carrés de moquette découpés que nous appelons les «patins ». Lemoine s’occupe surtout de ses propres affaires, comme d’habitude, mais pour l’instant, nous ne songeons pas à lui en faire grief. Chacun s’active, comme il peut.
A midi, nous allons à l’ordinaire en prenant bien soin de marcher impeccablement. Evidemment, les menaces planent :
« Je me demande », dit le caporal-chef, « s’il ne serait pas nécessaire que certains d’entre vous restent le week-end, histoire d’améliorer leur technique de l’ordre serré. »
Et tant est l’emprise des gradés sur nous que nous avons la simplicité de prendre ses paroles pour argent comptant. Dans l’ordinaire, nous mangeons, les visages défaits, sans cette joyeuse atmosphère qui devrait précéder toute « quille », si menue soit-elle.
Puis on se prépare pour la revue de chambre. C’est Ricardo qui a eu le courage d’accepter d’être chef de chambre. Le mot « chef » ne doit pas s’entendre ici sous le sens d’une quelconque autorité. C’est simplement lui qui met la chambre qui garde-à-vous quand le gradé se présente, qui doit énoncer que le « chambre est prête pour la revue », avant que ne commence l’insidieuse recherche de la moindre trace de poussière, au-dessus des armoires, et ailleurs.
Ricardo attendra longtemps devant la porte, inquiet du temps que met l’adjudant-chef venu spécialement pour la revue pour inspecter les chambrées précédentes. A un moment, il lâche, désabusé :
« C’est fou comme on en est arrivé à faire devant notre froc devant des types parce qu’ils portent un galon ! »
Oui, Ricardo, c’est fou. Mais c’est un fait.
Puis il s’adresse à moi, en tant que « Bac plus… », et donc supposer capable d’écrire quelques pages :
« Il faudra que tu écrives tout ça, Sébastien, il faudra que tu le racontes. »
(Promesse tenue, camarade.)
Raidissement soudain, « A vos rangs, fixe ! », et entrée du sous-officier, qui fait un tour en fin de compte très rapide dans la chambrée. Après tout, lui aussi a peut-être hâte de rentrer en permission…
La revue s’achève. Reste à nous mettre en civil, ce que l’on fait furieusement. On peut prendre nos sous-vêtements ou treillis dans un sac marin pour le laver à la maison, nous précise-t-on. Puis dans le couloir, on s’aligne, et le sergent Grenale nous appelle un à un, distribuant nos autorisations de sortie.
Nous aimons bien le sergent Grenale. Physiquement, il pourrait être le frère de l’adjudant Kronenbourg, de Cabu, et son langage est délibérément martial et viril. Mais il laisse percer sous cette carapace un humour, quelque chose d’affectueux même, qui fait que nous le respectons sans le craindre.
Dès ce premier jour, il m’appelle en criant à tue-tête :
« TUONS-LES ! »
Je vais vers lui, en lâchant timidement :
« Euh… T… , sergent
– Bah », fait-il, souverain, « T… , Tuons-les, c’est la même chose. Tiens, voilà ton billet. Ne le perds pas, sinon, on va passer le week-end ensemble ! »
Son bon sourire vient démentir tout caractère de sérieux à ces menaces. L’autorisation de sortie n’est qu’un petit papier comme celui que les écoliers en retard doivent présenter à leurs professeurs. Je le mets soigneusement dans ma poche.
Rassemblement en bas, quelques mots encourageants du capitaine, et nous voilà partis pour une longue traversée du régiment. Le portail Désirier est tout près de nous, mais nous ne devons, pour quelques obscures considérations réglementaires, que sortir par le portail Rabier. Cela ne prend une dizaine de minutes, alors que nous marchons d’un pas rapide et nerveux.
La rue Gambetta. La gare. Un train permissionnaire, vert, triste, rempli de tas de jeunes gens avec ces mêmes faces maigres de bagnards rasés. Je descendrai à Nancy, avant de reprendre la direction Epinal dans un train ordinaire.
A Nancy, le quai me rappelle un passé d’étudiant proche mais qui me semble déjà appartenir à une autre époque. Je suis en civil, mais avec mes cheveux et ce sac kaki à mes côtés, nul n’est besoin d’être voyant pour savoir ce que je suis devenu. Ma démarche elle-même, je le sens bien, a déjà changé de façon subtile.
Des étudiants passent à mes côtés, et laissent glisser sur moi ce regard que j’avais moi-même quand je croisais jadis des bidasses au hasard des trains. Regard qu’on a pour quelqu’un d’un autre monde. S’ils savaient à quel point !
Le train surgit, un confortable « Corail ». Je m’installe. Je me sens gauche, soudain, dans ce wagon rempli de professeurs, d’étudiants, de cadres. Je ne me sens plus des leurs.
En face de moi, il y a une femme, d’une trentaine d’années, très élégante. Ses jambes sont négligemment croisées. Il me semble que je n’ai pas vu une femme depuis des années. Elle me semble très belle, très raffinée.
Elle me semble…extra-terrestre !
Service militaire appelés du contingent service militaire conscription service national infanterie Sarrebourg
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