16. De quelques constats


 




En notre emprisonnement collectif, tout espace, tout instant porte la marque de l’autorité qui s’exerce sur nous.

Non seulement nous avons perdu tout individualité quant à nos coupes de cheveux et à nos vêtements, mais nous sommes également devenus identiques dans les plus menus détails de notre existence.

Tout commence par notre lit, qui n’est le nôtre que dans la mesure où nous y dormons pendant les heures imparties. Le reste du temps, il est lui-même soumis à la discipline militaire : en batterie jusqu’aux T.I.G. de midi, au carré après. Tout, jusqu’à la taille du repli de la couverture sous le matelas quand celui-ci est au « carré », jusqu’à la façon dont les draps doivent être roulés quand il est en « batterie », l’ourlet de ce côté-ci et non de ce côté-là, tout est déterminé.

Il y a nos armoires. Le sac contenant nos affaires civiles, là où réside le peu d’intimité qui nous reste, est au fond. Le reste est rigoureusement rangé, selon un plan préétabli d’une si inflexible rigueur qu’il nous serait impossible, en nous plaçant devant une armoire ouverte choisie au hasard, de dire si elle est nôtre ou pas.

Il y a la chambrée. Six paires de lits superposés, les douze armoires qui vont avec, douze tabourets, et une unique table près de la porte. Sur la porte elle-même, figure l’inventaire.

Il y a le couloir où il ne saurait être question de se prélasser, mais seulement de se rassembler avant de descendre dans la cour.

Il y a les lieux de l’hygiène et du corps. Les lavabos, toilettes et douches. Notre rasage est sévèrement contrôlé. Quand il n’est pas satisfaisant, l’appelé pris en faute au rassemblement se voit gratifié d’un nouveau : « Ahu ! Tu t’es rasé avec une biscotte » et est renvoyé aux lavabos. La moustache est proscrite, la barbe tolérée, si elle est bien taillée. On finit par nous expliquer que c’est pour permettre l’usage du masque à gaz. Notre hygiène corporelle fait l’objet de pudiques mais rigoureux contrôles. Le caporal-chef, le sergent font régulièrement irruption dans la salle des douches où, nus dans nos petites cabines sans porte, nous faisons ruisseler sur nos corps une eau toujours trop froide à notre goût.

Lavabos, douches et toilettes dont l’objet de nos soins ménagers, comme le couloir et la chambrée. J’ai hérité de l’entretien des douches, avec un camarade. Nous sommes munis de petites éponges usées, d’une serpillière trouée, d’un balai, et de quasiment pas de produit d’entretien. La nuit, des imbéciles pissent dans les douches, sous le grand radiateur du fond. Nous n’avons pas de gants. Nous plongerons nos doigts, deux mois durant, dans cette urine anonyme et puante.

Les escaliers (dont les T.I.G. sont redoutés quand le temps est à la boue) donnent sur la cour. On ne marche jamais dans les escaliers. On s’y précipite toujours, suivis ou précédés par des ordres aux allures d’aboiements. L’allée, en bas, est assez large pour laisser circuler un véhicule. Elle est bordée d’arbres ; c’est le lieu de rassemblement pour le départ vers l’ordinaire.

Nous passons de l’autre côté des arbres pour le grand rassemblement du matin. Section Spécialistes, Peloton d’Elèves Gradés, Conducteurs ensemble, et même parfois avec les Engagés Volontaires Initiaux. Ces E.V.I. qui chantent d’une voix grave et noble, après déjà deux mois de classes (ils en subissent quatre) et semblent déjà de fiers soldats, alors que nous ne sommes encore que des gosses.

Chambrées, place d’armes, couloirs. Ici, tous les lieux sont marqués par l’autorité, dans la façon de s’y vêtir, de saluer, de marcher, et même tout simplement d’y être. Mais le premier lieu que l’armée marque de son empreinte est notre corps. Le soldat, même nu, est soldat par sa voix (Une voix qui doit être grave, bien projetée, et émettre des phrases brèves), sa posture (digne, fière), son regard même (Droit, « viril »).

Seul, ou avec ses camarades, quand il marche. En ordre serré.

Service militaire appelés du contingent  service militaire conscription  service national infanterie Sarrebourg 

 

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