12. Entretien – surréaliste – avec un lieutenant
C’est dans l’après-midi de cette seconde journée à Sarrebourg qu’il sera décidé de notre affectation à une des différentes sections que comporte la compagnie d’instruction.
Les détenteurs de formations supérieures – dont moi – sont invités se porter plutôt sur la section dite «Peloton d’Elèves Gradés », qui leur permettra, au bout de quelques mois, d’accéder au grade de caporal. Ayant conservé mon attitude de refus de ce que j’appelle une collaboration, je ne suis guère enthousiasmé par un tel choix. J’ai refusé d’être officier, ce n’est pas pour devenir caporal ! Ma résistance est la dernière satisfaction qui surnage au milieu de mon humeur déprimée. Reste une section dite « Conducteurs », où je peux avoir l’opportunité de passer mon permis poids lourd ; cette perspective m’amuse. Enfin, une section « Spécialistes » regroupera, sans que cela fût clairement explicité, les gens que l’on placerait là faute de mieux.
Je suis introduit dans le bureau d’un lieutenant, qui me considère d’un regard perçant. La pièce pourrait être celle de n’importe quel cadre de n’importe quelle administration, à l’exception d’un treillis luisant et portant une fourragère qui pend sur un cintre, ainsi qu’une paire de rangers qui semble en train de sécher dans un coin. Sur une petite table annexe, est posée une carte d’état-major qui porte des marques à l’encre fluorescente.
Le lieutenant ne dit rien. Conformément aux instructions que m’a données un caporal, je me fige devant lui, exécutant le premier garde-à-vous de ma vie, talons joints. Je porte « vivement », ainsi que prescrit, ma main droite à ma tempe, la ramène non moins vivement contre ma cuisse, et lance un : « Recrue à l’Instruction T… , mes respects, Mon Lieutenant ! », comme cela m’a été indiqué.
Le lieutenant me laisse ainsi quelques instants, me contemplant du haut en bas, alors que je me sens lamentablement gauche et maladroit. Il me fait un peu penser à mon frère Philippe, par le sourire ironique qu’il arbore. Mais pas suffisamment pour m’inspirer de la répulsion. L’officier me met enfin au repos (J’écarte les talons, croise mes mains derrière mon dos à hauteur du ceinturon et abaisse un rien la tête) et commence à me demander quelques renseignements d’ordre personnel.
« Vous avez encore vos parents ?
— Mon père est mort, Mon Lieutenant. (Terminez toujours vos phrases par «Mon Lieutenant », nous a dit le caporal.)
—Il y a combien de temps ?
— Trois ans.
— Et vous vous en êtes bien remis ?
— Tout à fait, Mon Lieutenant. (En quoi cela te regarde-t-il, pensé-je) »
Il y a, dans l’attitude du lieutenant, un paternalisme ironique qui renforce l’impression que j’ai d’être un gamin en train de passer un examen.
A un moment, la conversation devient surréaliste :
« Votre religion ?
— Aucune, Mon Lieutenant.
—Vous avez été baptisé ?
— Oui, Mon Lieutenant ; mais je n’ai ni communié, ni quoi que ce soit d’autre.
—Vous êtes baptisé, donc vous êtes catholique.
— Je suis baptisé, Mon Lieutenant, mais je ne suis pas croyant.
— Je vais mettre «catholique non pratiquant ».
(Tu pourrais aussi bien écrire musulman, bouddhiste ou zoroastrien non pratiquant, mon bonhomme, pensé-je.)
D’une laïcité intransigeante, j’enfonce le clou :
— Non seulement je ne pratique pas, mais je ne crois pas, Mon Lieutenant.
—Vous êtes catholique, mais vous avez abjuré votre foi. Catholique non pratiquant », fait le lieutenant d’un ton définitif. »
Je n’insiste pas. Il a prononcé le mot « abjuré » sur un ton tel qu’il me semble avoir été accusé de trahison à ma foi par un nonce apostolique. Un bûcher est prévu pour moi dans la cour ? Mais peut-être que cet échange théologique de haut niveau se résume à savoir si j’accepterai d’ingérer des rations de combat pouvant comporter du porc…
Pour finir, le lieutenant en vient à l’objet principal de notre entrevue. Il me demande dans quelle section je veux être versé. Je réponds que je désire passer mon permis poids lourd. Comme je suis nanti d’un diplôme bac+4, le lieutenant ne veut pas concevoir que je refuse de devenir un gradé. Je trouve un prétexte fumeux pour justifier mon choix. Je commence à me perdre dans des explications absconses ; l’officier me coupe et m’invite à la concision, avec un léger sourire mais beaucoup d’autorité. C’est à ce moment que je sais à quel point l’armée a moins de goût pour les circonlocutions et les digressions que le monde universitaire. Même chez les officiers. En quelques mots, je donne au lieutenant une réponse totalement farfelue, mais dont la virile concision semble le satisfaire.
Cependant, l’officier m’indique que mon choix ne présage en rien de mon affectation, et qu’il se réserve le droit de m’imposer le PEG s’il le juge bon. Arborant un sourire qui m’exaspère, le lieutenant m’informe que je peux disposer. Après un salut, je m’exécute au petit bonheur, car à ce stade, nous sommes encore trop maladroits pour qu’il ait été jugé opportun de nous apprendre toutes les finesses du « demi-tour, droit ! ».
J’espère que mon vœu sera respecté, mais je n’y compte guère. Je rejoins un couloir orné de photographies représentant des chars soviétiques. Il y a aussi, encadré près du bureau du lieutenant, un texte du général McArthur. Cela parle de la jeunesse, le plus précieux des biens, et de la nécessité qu’il y a de le conserver jusqu’à la fin de ses jours. Lorsque j’ai fini de le lire, le dernier des appelés sort du bureau du lieutenant. Nous nous sourions.

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