15. Une sortie
Aujourd’hui, après cinq jours d’enfermement, nous sortons. Oh ! Il ne s’agit pas d’une libération à proprement parler. Nous devons patienter encore un peu avant la première permission. Non, il s’agit juste d’effectuer une marche de quelques heures en dehors du régiment, en treillis, rangers aux pieds, sac à dos, et aussi, ridiculement, avec des armes portées en sautoir, ces lourds FAMAS que nous portons pour la première fois. Au sortir de la compagnie, nous nous rassemblons d’abord en quatre colonnes. Puis, notre convoi s’ébranle en une longue et unique file, et nous commençons un long cheminement intra muros. Ce parcours nous fait contourner le bâtiment de l’horloge, longer le terrain de foot, passer près de l’ordinaire et enfin traverser la grande place d’armes de Picardie. A Rabier, portail que nous avions franchi en autobus la semaine précédente, un planton nous ouvre.
Pour la première fois, nos pieds chargés chaussés de cuir noir foulent un sol qui n’est pas celui du régiment. Et cependant, nul sentiment de libération, si ténu soit-il, ne me prend alors que je foule le trottoir de Sarrebourg de mes pas incertains. Cette ville ne m’est rien. Elle n’est pas une ville, elle n’est qu’un décor. Son existence ne me semble avoir d’autres justifications que de servir d’écrin fallacieux à ce maudit régiment où je suis détenu.
Rue Gambetta, avenue du Maréchal Joffre, route de Sarrebourg. Ce trajet, que mes pas nostalgiques me conduiront à refaire neuf années plus tard, je le parcours avec mes camarades. Nous avons des visages sombres qui émergent au-dessus de treillis trop neufs. Je contemple avec une sorte de surprise des civils empruntant le même chemin que nous, des civils qui s’attardent un instant devant la vitrine de telle ou telle boutique, glissent le regard sur la façade d’un immeuble d’habitations ou d’une petite entreprise, qui promènent leurs enfants, nous regardent même, parfois. Leurs yeux alors, expriment parfois une indifférence savamment étudiée.
Les hommes d’un certain âge nous croisent en nous gratifiant d’un sourire mi ironique, mi complice, comme pour dire « j’ai connu cela, moi aussi, et vous voilà tenus d’y passer ! ». Les mères de famille qui nous croisent posent des yeux presque douloureux sur nous. Sans doute songent-elles déjà à ce qui – peut-être – attendra leur cher petit dans quelques années. Couvez votre petit Théo ou votre petit Yann, chère Madame. Dans une dizaine d’année, l’armée se chargera de le « découver » ! (Je ne soupçonnais pas, alors, la prochaine suspension du service militaire)
Nous marchons en silence, un silence hargneusement imposé par nos gradés, mais, du reste, qu’aurions-nous à nous dire ? Nos tours et nos détours nous amènent finalement à quitter la ville, et à pénétrer dans un petit bois.
Le sol est de feuilles mortes et d’eau, un sol de fin d’hiver. Quelques maigres bourgeons émergent ici et là. Les ornières du sentier sont des flaques, dans lesquelles nous enfonçons nos chaussures avec l’indifférence de ceux dont les pieds sont déjà mouillés. Il règne une qualité de froid particulière, qu’on ne peut trouver que dans la forêt, à la fin de l’hiver, sous un ciel gris. Des branches recouvertes d’une fine couche de glace tombent à intervalles réguliers des gouttes d’eau qui résonnent sur la couche extérieure imperméable de nos parkas avec un son mat. Nos pas sont une alternance de clapotements et de glissements silencieux sur de l’herbe rase et blanchie par la gelée. Nos chaussures heurtent parfois de petites tiges qui émergent à peine du sol et qui, raidies par la petite couche de givre qui les recouvrent, se brisent alors dans un craquement à peine audible.
Nous n’avons pas froid. Nos corps s’habituent déjà aux chaussures, au treillis, au ceinturon. Mon regard parcourt peu les alentours, mais s’attarde plutôt sur le sol, à quelques mètres devant mes pas, à moins qu’il ne se fixe sur la patelle du sac de celui qui me précède, sur les mille attaches qui pendent sur les côtés, sur le col de la veste de treillis d’où émergent un cou qui se tend un peu quand le chemin se met à grimper.
Je ne pense à rien, ou a peu de choses. Mon âme demeure dans cet état de tristesse désemparée et résignée qui ne me quitte plus depuis mon arrivée à Sarrebourg. Je suis toujours ce prisonnier innocent qui accomplit sa peine, marchant parmi les autres car il n’est nul autre choix. J’ai un peu froid aux mains, mais le port des gants ne se fait que sur ordre.
A nos côtés, l’aspirant Paulty, le sergent-chef Glier, le sergent F…, deux caporaux nous dépassent, se laissent rattraper, nous observent, nous jugent, évaluent la fermeté de nos pas, la façon dont nous supportons la charge de nos sacs et nos fusils, avec le regard de maquignons à une foire aux bestiaux. Le moindre signe de faiblesse en notre démarche, quand il s’agit d’escalader un petit raidillon, fait passer sur leur visage une lueur d’inquiétude sévère. Ils semblent moins anxieux pour nous que pour eux : les hommes qu’on leur a confiés sont-ils forts et résistants ? Constituent-ils une section dont il sera valorisant, pour eux, d’être les cadres ?
De temps en temps, une récrimination fuse, s’adressant ou tel ou tel qui s’est désaligné par rapport à son voisin de devant. Souvent, la remarque acerbe ne semble pas concerner quelqu’un en particulier, mais est seulement là pour préserver un certain climat de tension, nous privant de la tentation de nous croire un peu libres parce que l’enceinte du régiment ne pèse plus autour de nous. Il s’agit de maintenir autour de nos épaules ce carcan froid, ce raidissement de tout notre être, cet état d’alerte par rapport à tous les propos ou les gestes qui pourraient venir de nos supérieurs.
Cette sortie ne soulève en rien le poids qui pèse sur mon cœur, c’est même comme un surcroît d’accablement que je ressens alors que, quelques heures après notre départ, nos pieds un peu fatigués nous conduisent à nouveau sur le chemin du portail Rabier. Mouvement de la grille qui s’ouvre, salut solennel de la sentinelle, s’adressant à nos gradés, et curieusement, à nous aussi, pauvres appelés misérables qui, crottés et mouillés, ne devons pas avoir très fière allure.
La place d’armes, devant la compagnie, n’est que flaques d’eau. Les murs sont gris. Une petite éclaircie jette un rayon de soleil sur le béton, mais je le reçois sur mon visage comme une brûlure froide. On nous rassemble au garde-à-vous, sur quatre colonnes. Le chef de section fait quelques commentaires. Le sergent-chef Glier, petit et hargneux, y ajoute sa note personnelle. Il passe parmi les rangs, plante ses petits yeux dans les nôtres. Quand il s’approche de nous, nos mâchoires se serrent, nos épaules se tendent comme si nous allions recevoir des coups.
*
Nous sommes de retour dans la chambrée, pour les quelques minutes qui nous sont accordées pour défaire nos sacs, ranger nos affaires dans nos armoires – on nous annonce qu’elles seront aussitôt passées en revue – et redonner tout le brillant souhaitable à nos chaussures. Nous ne disons rien.
Assis sur un tabouret, les pieds posés sur un vieux journal pour éviter de salir le sol de la chambrée, je frotte soigneusement mes rangers avec la brosse prévue à cet effet. Un caporal-chef rentre en trombe dans la pièce, crie contre le désordre, contre notre lenteur, et annonce qu’il veut que tout soit en ordre quand il reviendra nous voir, dans moins de trois minutes. Il sort de la pièce, et nous échangeons des regards consternés, avant de retourner frénétiquement à nos nettoyages et nos rangements.
Que fais-je en ces lieux, où règnent des mœurs qui semblent être d’un autre temps, du temps du bagne ? L’étau se resserre davantage encore autour de mon cœur. Mon âme se recroqueville.
Nous sommes tous tristes, sombres.
Je me sens plus seul que je ne l’ai été de toute ma vie. Tout est humidité en moi. J’ai froid. Je ne suis franchement pas heureux, ni fier, d’être là.
Service militaire appelés du contingent service militaire conscription service national infanterie Sarrebourg
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