14. « Hier ist kein Warum »
Nous avons chacun pris nos rôles. Avec une surprenante rapidité. L’être humain est l’animal le plus plastique, le plus facile à dresser, à soumettre. Les travaux bien connus du psychologue Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité l’ont bien montré. Des étudiants acceptent d’en electrocuter d’autres « pour les besoins de l’expérience » si on leur demande, sans savoir que c’est « pour de faux ». L’Histoire a montré, plus encore, comment l’humain sait obéir.
A la onzième compagnie, nous sommes répartis en deux camps. Les uns sont les cadres, mais moi, j’avoue que je les perçois pour l’instant comme des geôliers, qui pour certains d’entre eux dissimulent à peine la joie que leur inspirent nos craintes derrière le rideau de fumée des lois, des grades, des règlements. Les autres, les appelés du contingent, je considère que ce sont les prisonniers. Ils se contentent d’obéir. Tous, nous sommes moins des humains que des uniformes parés de galons et doués de la parole. La personnalité réelle disparaît entièrement derrière la fonction. Nous n’avons pas à penser, à sentir, ni même à être. Nous avons à faire ce qu’on nous demande.
Bien étrange est la façon dont nous, les appelés, avons endossé nos propres uniformes. Que nous acceptions ou refusions de jouer le jeu ne change rien. C’est encore quand nous obéissons que nous sommes le moins profondément soumis, comme si l’infime liberté qui nous reste ne nous était accordée qu’au prix de notre totale inféodation.
C’est aussi et surtout en nos révoltes que nous devenons petit à petit des soldats, dans cette façon si conventionnellement réglementaire que nous avons de défier du regard nos supérieurs, dans cette affectation de viril courage que nous adoptons sous la menace des punitions. La vraie révolte consisterait à geindre, à pleurer, à supplier à genoux qu’on nous laisse sortir d’ici. La vraie révolte serait de cesser d’être des soldats, d’abdiquer toute fierté. Mais notre orgueil de jeunes mâles fait que nous nous y refusons, et dès lors, notre insoumission elle-même est une acceptation des normes de ce lieu. Si nous acceptons les règles, nous devenons des soldats ; si nous essayons d’y résister avec dignité, nous nous conduisons aussi en soldats !
Tout se passe comme si le règlement prévoyait même, en un sens, de quelle façon nous devons lutter contre nos supérieurs. Au garde-à-vous, nous disent-ils, regardez-nous dans les yeux, méchamment, « comme si vous alliez nous bouffer ». La pire marque de rébellion, comme je le découvrirai rapidement, et avec de cuisantes conséquences, est d’être poli et de sourire. Les expressions à ne jamais utiliser sont le « s’il vous plaît », le « merci », et plus encore le « excusez-moi ».
Il n’est donc pas jusqu’à notre insubordination que ce lieu n’absorbât, ne digérât, pour faire de nous ce qu’il veut que nous devenions. Des hommes, des vrais !
*
Un jour, face à un caporal qui nous donne un ordre particulièrement dénué de sens, j’ose briser un interdit et poser cette question :
« Pourquoi ? »
Ce à quoi il me fait cette réponse :
« Ici, il n’y a pas de pourquoi ! »
Dans certaines situations, il arrive que d’étranges associations d’idée se fassent, et que des parallèles se nouent étrangement, à travers les limbes du temps et de l’histoire.
C’est pourquoi un frisson me prend en recevant en pleine figure la phrase ironique du caporal. Je vais mettre une minute pour comprendre la cause de mon trouble, avant de me souvenir de ce livre de Primo Levi, si c’est un homme, et du récit d’un instant semblable où l’auteur fût confronté à un gardien de camp de concentration l’ayant privé d’un morceau de glace, pendant à une fenêtre, qui lui permettait d’étancher un peu sa soif dévorante ; devant cet acte de cruauté stupide et gratuite, Primo Levi avait demandé « Warum ? ». Le gardien lui fit cette même réponse :
« Hier ist kein Warum. »
« Ici, il n’y a pas de pourquoi. »
Je pense à cet instant que les hommes sont toujours les mêmes, et que ce sont les circonstances historiques seules qui rendent leur autorité, le pouvoir qu’ils ont sur les autres, plus ou moins inoffensif ou… mortel.
Mon service militaire commence ainsi, je l’avoue, dans le découragement et la tristesse. Le temps est partagé entre des attentes interminables et anxieuses et des moments de précipitation. Tous les sons ne sont plus qu’un seul, qui forme une musique absurde qui use nos nerfs. Il y a le martèlement des talons gauches de quarante hommes alignés, il y a les ordres qui ne sont qu’un seul et même hurlement continu qu’un temps illusoire scinde en morceaux successifs. Il y a la pluie tombant sur des places de bétons, dans ce microcosme d’enfer morne, avec le bref éclat de sourires pâles et sans joie, de regards perdus dans le lointain. Les images, les sons, les odeurs se succèdent et se confondent. : longues marches, sueur sur les fronts, gouttes de sang tiède sur la plante de nos pieds, bruits étouffés de courses dans la nuit.
Au cœur de tout cela, il y a le couloir qui court devant nos chambrées, là on nous devons nous tenir debout avec de sortir dans la cour, avant d’aller à l’armurerie, avant de nous rendre dans la petite salle de cours qui est au dernier étage. Le couloir, notre unique horizon. S’y ouvrent les portes de nos chambrées.
Ou de nos cellules ?
Service militaire appelés du contingent service militaire conscription service national infanterie Sarrebourg
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