22. Le malchanceux
Dans le partage des rôles qui se forme mystérieusement dans toute communauté humaine, celui du malchanceux est certainement le moins convoité. C’est celui auquel tout arrive, même les incidents les plus stupides, sans que l’on puisse démontrer clairement sa responsabilité, mais sans que l’on puisse non plus affirmer qu’une telle accumulation de guigne ne peut pas être purement fortuite. « Il cherche les ennuis, ce n’est pas possible ! », dit-on en riant sous cape. Et le malchanceux de prendre rapidement le rôle d’idiot du village.
Tel est Guillot. Jeune homme de taille modeste – il me dépasse quand même de deux centimètres – brun d’œil et de cheveux. L’air toujours un peu dépassé par les événements. Je n’ai aucune idée d’où il vient. Ni sa région, ni son milieu social, ni rien. Je crois savoir qu’il a son bac, qu’il a commencé quelques études. Je ne sais rien sur lui. Il n’est réellement copain avec personne, sans être pour autant isolé dans son coin. Dans ce qu’il raconte, il ne sort pas des banalités de convenances. Il est juste celui sur qui le hasard s’acharne. Nous disons volontiers en riant que si notre section passe sous une fenêtre alors qu’un pot de fleurs est sur le point de dégringoler, c’est Guillot, et nul autre, qui le recevra en pleine tête.
Quand la section se déplace dans le régiment, Guillot m’agace fortement, car le hasard a fait qu’en ordre serré, il est celui qui marche devant moi. Or, il est totalement incapable de se déplacer au pas. De façon systématique, il inverse pied gauche et pied droit. Comme on dit, c’est un vrai « Robocop » qui n’arrête pas de « psychoter ». Il finit par s’en rendre compte au bout de quelques mètres, fait un « pas chassé » pour rétablir la situation, mais si maladroitement qu’il se retrouve aussi peu synchrone après l’avoir effectué. Il se fait engueuler copieusement. Il est vrai qu’il y a, dans sa maladresse, quelque chose de presque miraculeux. Charitable, j’avais au début tendance à laisser plus d’espace que nécessaire entre lui et moi, pour éviter de lui marcher sans cesse sur les talons.
Mais je décalais ainsi l’ensemble de mon rang, et recueillait les reproches du sergent F…, qui semblait en outre commencer à m’avoir dans le collimateur pour des raisons malaisées à définir. Je finis par ne plus tenir compte de Guillot, et à lui marcher impitoyablement sur les rangers chaque fois qu’il recommençait à se mélanger les pieds.
Un soir, une bataille de polochon s’engage dans la chambrée de Guillot. Divertissement puéril, dira-t-on, mais auquel nul ne cède sans plaisir et qui n’a jamais aucune conséquence fâcheuse. Sauf que surgit soudain Guillot dans le couloir, le crâne ensanglanté.
Nous apprenons l’histoire par bribes. Nous avons souvent coutume de placer de menus objets dans la housse de nos oreillers, afin d’éviter d’avoir à les ranger dans nos armoires qui doivent être perpétuellement verrouillées. Guillot a reçu un cadenas qui lui a ouvert le cuir chevelu, nécessitant quatre points de suture. Nous plaignons Guillot tout haut, mais rions de lui sous cape. Nous échangeons de remarques sur le fait que la chambrée où il est n’est pas la meilleure qui soit :
– Il y a Laguet , Ben Oudi , et quelques autres dans le même genre. Tu parles d’une ambiance.
– Ouais ! On en bave suffisamment toute la journée. Autant avoir de bons copains dans la même chambre que soi, des mecs bien.
– Et ce pauvre Guillot qui en a encore pris pleine la gueule par un caporal une fois revenu de l’infirmerie !
– Tu l’as vu ? Ils lui ont même un rasé un bout de crâne !
– Comme pour une opération au cerveau !
– Au cerveau ? Au moins, il ne risque jamais d’avoir ce genre d’opérations ! Ce serait comme si un cul-de-jatte se faisait opérer les pieds ! »
« Rassemblement pour l’ordinaire ! », vient interrompre le sergent.
Je me suis mêlé comme les autres, à la joyeuse conversation. Mais tandis que nous marchons au pas en chantant soldat d’infanterie dans la nuit tombante, je ne puis m’empêcher de méditer sur la situation de Guillot qui est juste devant moi. Et sur la mienne.
Quelque chose de mesquin en moi se félicite de la présence parmi nous de ce gaillard qui reçoit des cadenas sur la tête, marche mal au pas, perd sans arrêt ces affaires. Quelque chose en moins se réjouit de pouvoir être celui qui blague avec les autres. Car je me connais. Avec mes faiblesses, mon absence de sens pratique, et ma maladresse.
Si Guillot n’avait pas été là, ce serait certainement moi qui aurais dû incarner son rôle.
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