20. Interlude : notes rédigées en permission






Mon impression est une incompréhension définitive, irrévocable, de ce qu’est l’armée. Je viens de vivre deux semaines d’un supplice quotidien, en but à la fantaisie de sadiques obtus qui règnent sur nous par la grâce de leurs petits galons ridicules. Je suis sur les nerfs, appréhendant mon retour dimanche (et pour trois semaines !) à Sarrebourg. J’ai la peur au ventre. Mes mains tremblent. Je ne sais comment je tiendrai le coup dix mois dans cet enfer. Ces deux premières semaines m’ont déjà semblées interminables, et j’ai pris le train vendredi avec l’impression de m’arracher aux griffes de démons stupides. A un asile de fous. A cette prison où je suis condamné à rester presque toute une année, alors que je n’ai rien fait de mal. L’armée n’est pas simplement équivalente à la caricature qu’on en fait : elle est même pire !

Je suis ivre, ivre d’épuisement, tremblant au moindre aboiement de chien comme si c’était quelque gradé me hurlant un ordre, désarçonné quand je vois le reflet de mon crâne rasé au hasard d’une fenêtre. Deux semaines, et je sens que quelque chose s’est déjà cassé en moi, irrévocablement. Je voudrais tant partir ! Maudit orgueil qui m’empêche de céder à la tentation de jouer la grande scène de la déprime et de l’effondrement, afin de me faire réformer, alors même que ce serait si facile.

Courage. Je tiendrai le coup. J’ai connu pire.

Euh… mais en fait, non. Je n’ai jamais rien connu de pire.

*

(notes rédigées à la permission suivante)

Ils veulent que je devienne un soldat ? Mais je uis d’autant moins un soldat qu’on me demande de l’être vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je m’intègre d’autant moins que j’obéis sans discuter. Je me sens d’autant moins un militaire que je porte impeccablement mon treillis de combat. Je suis très triste, très déprimé.  Mon monde intérieur est de brumes et de nuit. Aucune lumière. Il n’est d’autre couleur que le vert foncé des treillis et le grisaille des places d’armes. Tout est immobile.

 Le reste du monde a cessé d’exister. A la caserne, nous n’avons plus de contact avec l’extérieur. Pas de radio dans les chambrées ni de baladeur, tout cela est interdit. Tout juste si nous pouvons avoir des livres au fond de notre armoire, dans notre sac personnel, mais quand donc aurions-nous le temps de lire ? Pour un peu, nous ne saurions plus en quelle année nous sommes. Tout est devenu aussi uniforme que nos vêtements. Notre vie est rythmée par des successions d’attentes inquiètes et des ordres hurlés qui nous disent qu’il faut se dépêcher. 

J’ai l’impression d’être dans une drôle de chrysalide. Ces gens-là, ces gens de l’armée, sont en train de me faire quelque chose, mais je ne sais pas trop quoi. Surtout F…. Le sergent. Il est sévère. Très sévère.

J’ai le sentiment d’avoir été nettoyé de tout. Comme si plus rien n’avait d’importance. Comme si ma tristesse elle-même n’avait rien de grave. Comme si j’avais vécu de toute éternité comme cela, entre les murs d’une caserne, à me lever dès l’aube, à marcher au pas en chantant, à craindre les gradés tout en me réfugiant derrière mon masque d’impassibilité. Il me semble que tout est à refaire. Je viens de naître, et je ne sais plus qui je suis. Oublié l’université, oublié toutes mes références, toutes mes valeurs. Je suis réduit à l’essentiel de mon être. Je ne fais rien, si ce n’est serrer les poings pour supporter cette pénible tension de chaque jour.

Et, derrière le masque, j’ai commencé à me créer ce fond d’absolue tranquillité. Si on m’annonçait que je suis condamné à rester éternellement dans cette chambrée, à subir pendant des années ou des décennies le régime redoutable de cette compagnie d’instruction, je crois que je l’accepterais comme une fatalité. Je ne chercherais pas à m’échapper.

Je suis totalement au fond du gouffre. Mais je suis devenu invulnérable à bien des choses.

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