11. Le Colonel

 



« Les puissants sont des hommes qui persuadent »

Alain, les idées et les âges


 


Le lendemain matin, la journée commence vivement. A cinq heure trente, c’est un cri sonore : « Réveil ! » qui nous jette hors de nos lits. On se précipite dans les lavabos, où les robinets ne dispensent qu’un filet d’eau tiède ridicule. On se rase, on se brosse les dents tant bien que mal, avant de partir pour l’ordinaire, dans l’obscurité la plus totale, tremblant de froid sous nos parkas lourdes et laides qui retiennent le vent plus qu’elles ne nous en protègent.

 On nous engueule à l’aller et au retour. On nous engueule en nous ordonnant de faire les TIG. On nous engueule en passant en revue les résultats de nos travaux de ménage, forcément très insatisfaisants. Certains d’entre nous ont également droit au reproche : « Ahou ! Tu t’es rasé avec une biscotte »…

On nous apprend à faire nos lits en faisceaux, puis en batterie, et on nous engueule car nous aurions certainement dû apprendre à faire cela avant même d’être incorporés.

De toute façon, il est évident que nous sommes des empotés, des bras cassés, des « pines de coucou », des « couilles de loup » qui ne seront faire convenablement quoi que ce soit de bon. On nous engueule pour notre façon défectueuse de revêtir nos treillis. On nous engueule enfin car il faut qu’on se fasse engueuler.

 Très vite, j’apprends à couler sur mon visage ce masque d’indifférence qui fera croire à beaucoup de cadres que les invectives coulent sur moi comme de l’eau, que je reste calme, stoïque, flegmatique, d’autant que j’obéis scrupuleusement aux ordres.

 Mais à l’intérieur, je ne vais pas bien. Pas bien du tout. Cela commence sérieusement à ma porter sur les nerfs, cette ambiance martiale…

Dans la matinée, tous les appelés arrivés en ce début de février au régiment – les « 95/02 » – sont conduits dans une salle de cinéma. Nos gradés semblent de plus en plus nerveux, et nous recommandent sur un ton chuchoté mais menaçant de rester debout et silencieux en attendant l’arrivée de celui qui va s’adresser à nous.

Après quelques minutes d’attente, survient le chef de corps, le Colonel Jean-Paul H. . Il prend place face à un micro, sur une estrade, et nous fait asseoir. Nous sommes, sur-le-champ, à la fois broyés et exaltés par le magnétisme intense qui émane de cet homme. Son élocution est claire, sa voix grave et précise, d’une exceptionnelle ampleur. Il paraît être d’une taille immense. Son regard, intense, fixe moins qu’il ne fouille les yeux de son interlocuteur.

Il nous fait un discours noble et patriotique ; en d’autres circonstances, je le raillerais. Mais l’homme est plein de noblesse et de conviction. Il nous parle de notre devoir de servir la nation, et il y croit, et sa force de conviction parvient à lever certaines de mes réticences. Je sens mes camarades, même les plus cyniques, tout aussi conquis. A un moment de son discours, le Colonel profère cette simple phrase :

« Appelés du contingent 95/02, je vous respecte. »

Je me sens un peu rasséréné à cette déclaration, car l’homme a un tel charisme, une telle stature, un maintien si aristocratique, que sa déclaration, et l’impossibilité qu’il y a que cet homme plein de superbe puisse nous mentir, fait que je suis fier d’avoir une petite part personnelle dans le respect que nous voue ce prince en habit d’officier. Enfin quelqu’un qui nous traite correctement !

C’est pour moi un fâcheux contraste d’essuyer, après cette cérémonie d’adoubement, les criailleries de nos petits gradés que, dorénavant, je ne peux m’empêcher d’évoquer en les nommant les «sous-fifres ». Eux ne nous respectent guère.

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