25. La venue du soir

 





Séance de piscine ce matin. J’y coupe, devant passer à l’infirmerie pour une mycose : on nous a demandé il y a quelques jours de donner cos draps à laver, puis on nous les a rendus car « la machine est en panne », et chacun s’est retrouvé avec les draps du voisin. C’est comme cela que j’ai dû attraper, au creux de l’aine, ces rougeurs très inesthétiques…

Nouveau cours magistral, cette fois sur les « actes élémentaires du combattant ». C’est-à-dire de déplacer, se poster, et utiliser ses armes. Apprentissage de quelques moyens mnémotechniques (exemple : un bon camouflage doit être FOMELCBOT : forme, odeur, matière, éclat, lumière, couleur, bruit, odeur, traces).

Autorité toujours aussi pesante des gradés. On ne parvient pas  à s’y habituer. Certains d’entre nous commencent à voir leurs nerfs se trahir.

Je parviens à tenir le coup, j’ignore comment. Je suis quelqu’un de faible, de fragile. Tout sauf brave. Mais je parviens cependant à construire un commencement, une ébauche d’armure.

La venue du soir aurait dû adoucir mon humeur déprimée car le sommeil est le dernier lieu où ma personnalité n’est pas broyée et fondue sous les bruits, les ordres  et les invectives. Par un curieux paradoxe, c’est aussi le moment où mon « spleen » était le plus grand ; au moment où s’allégeaient les contraintes qui pesaient sur nous toute la journée, comme une chape de plomb, je ne pouvais plus me dissimuler derrière l’identité du soldat. Cette identité, on me l’imposait, mais elle avait l’avantage de me rendre moins vulnérable aux contraintes morales et aux fatigues physiques.

Je n’étais plus un soldat, quand, le soir et le couvre-feu venus, je me glissais nu sous la grossière couverture verte. Je redevenais, non un homme, mais un adolescent de vingt-trois ans, seul avec lui-même, même pas soutenu par l’orgueil, par cette pose fière que la présence des autres nous impose toujours.

La lumière éteinte, après avoir répondu aux « bonne nuit » de mes camarades, je ne sombrais pas immédiatement dans le sommeil. Je haïssais ces nuits dénuées de rêves qui ne faisaient que me précipiter trop vite vers un lendemain identique à la journée qui venait de s’achever. Je préférais veiller, pour soustraire un peu de temps à moi à cette machine qui broyait ma jeune existence.

 Mes méditations ne parvenaient pas à épuiser mon angoisse ni mon ahurissement. En quarante-huit heures à peine, une poignée de gradés s’était mise à régner sur plusieurs dizaines d’hommes qui, la semaine précédente, ignoraient encore tout de l’état de soldat.

En quelques jours, ces hommes étaient parvenus à faire que nous les craignions; l’approche du moindre caporal au sourcil un peu froncé nous faisait nous tendre, nous raidir, nous préparer à exécuter immédiatement un ordre quel qu’il fût, ou, le plus souvent, à subir des reproches dont la justification nous échappait le plus souvent. Nous avions été matés en deux jours à peine, tous réduits à suivre le mouvement, et notre soumission librement consentie, dont nous avions tous une amère conscience, nous remplissait de colère impuissante. Et chaque nouveau jour avait fait peser sur nous cette contrainte avec une charge croissante, s’enfonçant en nous de plus en plus profondément. Certains, déjà, commençaient à crier sous le fardeau, à demander grâce.

Je songeais à cela, le soir, dans mon lit. Je réfléchissais à la façon dont j’aborderais la journée du lendemain. J’étais si peu fait pour être ici : j’étais faible physiquement, maladroit dans tous mes gestes, incapable de réduire complètement mon langage aux onomatopées martiales de rigueur. Mes quelques aptitudes étaient précisément de celles qui ne pouvaient que m’attirer des ennuis, celles qui faisaient de moi un universitaire type.

Je me savais également peu courageux, et je craignais d’avance la façon dont je réagirais à certaines choses que, peut-être, on allait me demander de faire. Mon amour-propre frémissait à l’idée des blessures qu’il allait immanquablement recevoir.

Je m’engageai à me conduire dignement devant ce que j’aurais à endurer, à préserver à tout prix ma dignité, à ne jamais extérioriser mon angoisse et mon stress..

Derrière la fenêtre, vivait Sarrebourg, cité où se trouvait l’étrange prisonnier que j’étais. Prisonnier de cadres qui nous enseignaient de bien étranges rites, gardiens de troupeaux aux voix de stentor dont nous étions les moutons dociles. Alors, le grenadier voltigeur T…  s’endormait plein d’inquiétudes.

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