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Avant-Propos

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  Avant-Propos 1995 : une époque pas si éloignée. Un quart de siècle dans le passé, à l’heure où j’écris ces lignes. Un autre monde, cependant : pas encore de réseaux sociaux, peu de téléphones portables, mais les adolescents possèdent déjà des ordinateurs personnels, des voitures proposent les premiers GPS, on commence à chanter du rap , le rideau de fer est  tombé depuis six ans, en même temps que les époux Ceausescu tombaient sous les balles d’un peloton d’exécution après un jugement sommaire.  Ce n’était plus la préhistoire, non, mais cependant, une ancienne tradition demeurait :  les jeunes hommes devaient encore, vers leurs vingt ans, offrir dix mois de leur vie à la Nation. Le service militaire, fruit d’une longue histoire, jetait ses derniers feux. Peu après, le président Chirac suspendait la conscription. Ce rite avait été partagé par des dizaines de millions d’hommes. A intervalles réguliers, des politiques parl...

1. Auparavant : les « trois jours »

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  L’année précédente, j’étais encore dans un autre monde. Celui de l’université de lettres et sciences humaines de Nancy II, et plus précisément de l’Unité de Formation et de Recherche « Connaissance de l’Homme » (Quelle appellation prétentieuse !), section psychologie. Je mettais la dernière main à un mémoire de maîtrise de psychologie sociale. Puis vinrent les derniers partiels, les derniers cours, la soutenance du mémoire… J’aurais pu, comme tout étudiant en maîtrise, me poser la question de la suite de mes études, du choix de mon 3 ème cycle, des concours que j’allais préparer. Mais l’obligation s’imposait : je devais « faire mon armée ». J’aurais pu repousser l’échéance d’encore un an, mais sans doute y avait-il en moi un désir de voir d’autres horizons. L’université commençait à me peser, avec ses petits clans, ses professeurs qui passent une vie entière à vivre sur la rente que constitue leur thèse de doct...

2. Arrivée à Metz

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  …Metz. Le matin du jour prévu, arrivé là où la feuille de route me l’a indiqué. La petite voiture s’éloigne. Je franchis le portail de ce régiment de Génie où je crois alors que je vais passer dix mois. Je ne vois que des bâtiments bas, des grilles, un peu de barbelés, un territoire marqué de périmètres interdits, de lignes de démarcation et de bornes, derrière la limite rayée de jaune et de noire d’une barrière basculante. Toutes les silhouettes que j’aperçois sont revêtues d’uniformes. Quelques engins impressionnants (des engins « du génie » faisant office de ponts mobiles, je présume) sont garés dans la cour. Je me dirige vers le planton de garde, un jeune homme en treillis chargé de décorations dont la signalétique m’échappe, et qui porte un poste de radio et une matraque. Je constate qu’à l’exception de son accoutrement, il pourrait être moi. Au-dessus de son uniforme, un visage humain est posé. A mes questions timides, il répond aimablement, av...

3. La sélection des musiciens

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  Réveil. D’une humeur sinistre, j’ouvre les yeux sur notre chambrée délabrée, nos petits lits de fer ; mon corps a froid sous la couverture sommaire. Je m’extrais de mon lit à contrecœur. Le caporal appelé nous salue gentiment, et nous indique en quelques mots quel sera le programme de la journée. Sa courtoisie, sa bonhomie presque maternelle me sont curieusement insupportables. Après le petit déjeuner, on met en place les TIG (c’est-à-dire les travaux d’intérêt généraux :  on ne parle plus de corvées, à l’armée, se sent obligé de nous informer un caporal !). J’y échappe pour ce matin-là, et je fais mine de fureter dans mon sac pour me donner une contenance, émergeant d’une nuit presque paisible en étant lourdement ramené à mon désespoir de la veille. Comme tous sommes incorporés en qualité de musiciens, on nous annonce que le matin même vont avoir lieu les auditions qui décideront de notre affectation définitive. Les trompettiste...

4. Yannick, première rencontre

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  J’attends la fin de l’appel, debout, sur la même ligne que les autres appelés du contingent qui doivent affectés également à Sarrebourg. Mon sac est posé à côté de moi. Nous sommes sur la place d’armes, face à des bâtiments bas. Sous nos pieds, le béton est par endroits creusé de larges fissures. Le temps est modérément frais. Au loin, on aperçoit une chatoyante fanfare en train de manœuvrer, en tenue d’apparat, entre deux engins du génie posés sur leurs roues géantes comme de bons gros dinosaures domestiqués. Les musiciens marchent au pas en silence, au son régulier d’un tambour, puis de temps à autre, jouent quelques mesures sur l’indication muette du chef de musique qui marche à quelques mètres devant eux. Ce sont des musiciens, des vrais, qui passeront leurs dix mois d’armée entre répétition en salle et services d’honneur, sans jamais voir l’ombre d’une arme, sans jamais porter de treillis de combat. Dieu, que j’envie leur sort ! ...

5. L’arrivée, les murs…

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  « Nos devoirs, ce sont les droits que les autres ont sur nous » Nietzsche, Aurore   Il est neuf heures du matin. Le bus n’est plus sur la Nationale 4 : il a emprunté une bretelle de sortie. C’est un mauvais signe, ça, me dis-je. C’est l’indice que nous nous rapprochons dangereusement du but, de ce but qui m’inspire des craintes qui me semblent aller bien au-delà des appréhensions normales d’un appelé d’un contingent, ainsi qu’une répugnance croissante. Au moins le parcours me permettait encore de mettre les choses à distance. Tant que je ne suis pas encore arrivé, tout n’est pas perdu ! Je suis dans un autocar, et j’ai encore la possibilité de m’imaginer dans la peau d’un touriste visitant la Moselle à l’occasion de quelque voyage organisé. Chaque kilomètre parcouru est comme un petit espace encore abrité des obligations qui m’attendent. Assis sur mon siège, je ne demande rien à personne, et personne n’exige rien...

6. Un doux accueil

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  « Il est difficile qu’un homme de vingt ans gagne au séjour des casernes ; quand il ne s’y corrompt pas, il s’y déteste » Proudhon, la propriété L’un après l’autre, nous descendons du car, piétinant sur place sans trop savoir ce que nous devons faire, restant à proximité du véhicule comme s’il pouvait constituer une protection, nous regroupant par trois ou quatre en nous parlant à mi-voix. Nous essayons peureusement de deviner que qui va advenir de nous, car nous sentons bien qu’à la source de l’angoisse diffuse que nous ressentons, il y a cette impression d’avoir perdu tout contrôle sur notre vie, et de ne pas savoir exactement de quoi sera faite la minute qui suit. Nous nous disons entre nous que nous allons certainement avoir encore droit à de nombreuses démarches administratives, à de nouveaux examens médicaux, à d’innombrables papiers à remplir. Je souhaite lâchement que cela soit aussi long que possible, comme s’il s’...

7. Le coiffeur

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  Au début de l’après-midi, notre première visite est pour le coiffeur. Son atelier se trouve à peu de dispense du foyer régimentaire, au premier étage. Je m’attendais, pour continuer dans la même joyeuse ambiance, à être rudement tondu dans quelque pièce austère où de vigoureux sergents nous mettraient la boule à zéro en quelques secondes, nous collant au surplus quelques estafilades sur le cuir chevelu [1] , mais une fois encore, la dernière fois avant deux mois, les apparences de la civilité seront sauvegardées.  Nous sommes quatre ou cinq à nous asseoir sur des fauteuils confortables, dans un semblant de salle d’attente où quelques revues jamais consultées (« Terre Magazine », entre autres…) s’entassent sur une table basse. Nos camarades confient leur crâne à la tondeuse d’un employé civil d’aspect revêche et d’une assistante qui parait accablé par le poids de toutes les misères du monde. A tour de rôle, chacun d’entre nous se lè...

8. Perception du paquetage

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  « Il faut prendre garde de ne pas réduire la prérogative des chefs d’armée, comme le fit (…) un Ministre (…) qui pénétré de la dignité du citoyen militaire, prescrivit aux officiers et aux sous-officiers de ne pas tutoyer leurs hommes, sans s’apercevoir que le mépris de l’inférieur est un grand principe d’émulation et le fondement de la hiérarchie » Anatole France, le Mannequin d’Osier   Nous nous retrouvons peu après à l’intérieur d’un long bâtiment propre mais triste. A l’entrée, il y a une pancarte qui porte l’inscription « DCT-MAT ». Nous pénétrons à l’intérieur, et on nous demande de nous déshabiller et de placer nos vêtements civils dans nos sacs personnels. Nous commençons à former une longue file d’attente. En caleçon, nous passons sous la toise. Un jeune soldat énonce nos mensurations, et les traduit aussitôt en taille qu’il nous prie de retenir (« Haut 96M ; bas 76C »). Puis, l’un après l...

9. L’aspirant médecin

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  Je quitte le régiment dans l’après-midi, toujours habillé en survêtements, frileusement installé avec quelques camarades sur le plateau d’un vieux camion Berliet émettant, au ralenti, un sourd gargouillis, qui se transforme en vacarme infernal dès qu’il roule. Nous allons à l’infirmerie pour les examens d’usage. Peu éloigné du régiment, elle a été visiblement construite par les mêmes architectes. J’attends quelque temps, avant de me présenter devant un aspirant médecin. Cet homme détonne parmi les gens que je viens de côtoyer. Il porte des lunettes, ce qui ne se voit guère dans la caserne, et sa démarche est moins martiale que précieuse. Il porte le treillis de façon très large, presque pendouillant. Je m’apercevrai plus tard que ce seul signe était déjà en soi un indice de non appartenance aux codes vestimentaires implicites de l’armée. Les « vrais soldats» – pour ne pas dire les « vrais mecs », les « velus », les « couillus...