2. Arrivée à Metz


 




…Metz. Le matin du jour prévu, arrivé là où la feuille de route me l’a indiqué. La petite voiture s’éloigne. Je franchis le portail de ce régiment de Génie où je crois alors que je vais passer dix mois. Je ne vois que des bâtiments bas, des grilles, un peu de barbelés, un territoire marqué de périmètres interdits, de lignes de démarcation et de bornes, derrière la limite rayée de jaune et de noire d’une barrière basculante. Toutes les silhouettes que j’aperçois sont revêtues d’uniformes. Quelques engins impressionnants (des engins « du génie » faisant office de ponts mobiles, je présume) sont garés dans la cour.

Je me dirige vers le planton de garde, un jeune homme en treillis chargé de décorations dont la signalétique m’échappe, et qui porte un poste de radio et une matraque. Je constate qu’à l’exception de son accoutrement, il pourrait être moi. Au-dessus de son uniforme, un visage humain est posé. A mes questions timides, il répond aimablement, avec un sourire chaleureux. Il est évident que nous sommes tous les deux membres de la même espèce.  Il n’a rien de méchamment « militaire ». Cet accueil me rassure. Il s’avère finalement que ce monde est plus humain que ce à quoi je m’attendais. Le garde m’indique un bâtiment proche, vers lequel je me dirige, portant à la main un sac de voyage presque vide qui recevra mes effets civils dès que l’armée m’aura vêtu. 

Je me retrouve dans une vaste pièce en compagnie de quelques appelés qui affichent sur le visage la même absence d’enthousiasme. Nous nous saluons machinalement, regardant autour de nous avec le même air éperdu. J’ai l’impression d’être encore en régime de semi-liberté, de pouvoir disposer de ma personne comme je le veux puisque je suis encore vêtu en civil, et cette relative autonomie de gestes d’avant mon incarcération me trouble plus encore que ne l’aurait fait une prise en main brutale.

 Pour le moment, derrière des sortes de comptoirs en formica, ou assis à de petites tables métalliques, trois ou quatre militaires ventrus nous font face, remplissant des fiches, tapotant sur des consoles d’ordinateur. Leurs vastes panses sont barrées de galons de couleurs et de formes diverses, que j’observe attentivement. Mais la subtile langue des grades m’est encore inconnue, et ne se laisse pas deviner sans initiation.

 Ces gradés nous considèrent avec un regard particulier, un regard dont nous allions subir le poids durant plusieurs mois, avant d’acquérir l’enviable qualité d’« anciens ». Ce regard exprime peut-être de l’amusement, avec, semble-t-il, une note d’indulgence, de paternalisme, voire de bienveillance ? Mais dans ces yeux bovins, je ne vois surtout qu’un mépris amusé. Mes longs cheveux frisés doivent sembler déplacés à ces crânes rasés. Mon grand front, mes lunettes, ainsi que quelques réponses policées que je fais à leurs demandes inquisitrices me classent d’emblée dans la catégorie des intellectuels – aurais-je employé, sans le vouloir, des mots de plus de deux syllabes ? On me demande même confirmation de ce statut, toujours sur un ton moqueur.

La journée se déroule lentement. Nous allons de bureaux en cabinets médicaux, de cabinets médicaux en bureaux, et cela, semble-t-il, à l’infini, répétant quatre ou cinq fois les mêmes choses à quatre ou cinq personnes différentes, parfois sympathiques, plus rarement rébarbatives, le plus souvent indifférentes. Remplissage de fiches, examens médicaux, mesures diverses, tests, et entretiens, qui se réduisent parfois à une ou deux questions. Puis, nous sommes fermement invités à passer dans le bureau suivant.

Nous nous suivons les uns les autres, formant une sorte de groupe, mais en fait chacun est seul face à son angoisse. A chaque nouveau test, à chaque nouvel entretien, à chaque examen médical supplémentaire, mon ventre se tend d’espoir dans l’attente d’un résultat qui m’amènerait à être réformé. Nous discutons entre nous, évaluons nos chances respectives de ne pas être jugés aptes au service. C’est même là, à dire vrai, l’unique objet de nos courtes discussions. Les uns font allusion à d’anciennes maladies, d’autres précisent qu’ils ont eu l’occasion, autrefois, de toucher à la drogue. J’espère notamment en ma vue : je suis très myope. Mais ma vision est parfaite une fois corrigée par mes lunettes[1]. Et cela semble suffire. A la fin des tous ces examens, comme j’attends les résultats avec quelques autres camarades, on me remet une feuille où j’aperçois les chiffres du fameux SIGYCOP[2] que je ne sais pas interpréter, je tends un index hésitant vers le papier, et je hasarde la question qui trahit mes espoirs secrets :

« Cela veut dire que je suis réformé ? »

Ce à quoi un gradé me répond, acerbe :

« Ne rêve pas, mon bonhomme, tu vas y passer comme tout le monde. Il n’y aura ici personne pour se défiler. »

Et pourtant, nous en rêvions tous. Mais, en fin de compte, peu d’entre nous le serons.

 Le déjeuner interrompt pendant une heure nos déambulations abrutissantes, mais la cuisine n’est guère enthousiasmante ; le repas du soir sera quant à lui franchement mauvais. Au milieu de nos assiettes, nous découvrons avec stupéfaction des haricots munis de pattes, mais qui, Dieu merci, ne bougent plus !

Après ce dîner, nous passons près d’une heure dans le foyer régimentaire, qui fait office de bar, d’épicerie, de boutique de cartes postales, voire de magasins de vêtements. Quelques-uns de mes pairs commencent à se rassembler par petits groupes, et échangent de menus propos. Certains, à peine arrivés, semblent déjà tout connaître des us et des coutumes de l’armée, et ne se font pas faute de répandre leur science à qui veut les entendre. Ils parlent comme s’ils avaient déjà quelques années de service derrière eux, racontent qu’ils connaissent tel ou tel officier, qu’ils savent l’art de se ménager une place bien tranquille. N’est-ce là que du bluff ? Peu m’importe, au demeurant. Si certains ici connaissent toutes les ficelles, tant mieux pour eux. Pour ma part, je n’ai aucune intention de me lier avec quiconque. Je me sens abandonné, prisonnier, objet passif et résigné d’une obligation illégitime et sans intérêt. J’arbore le visage de convenance que l’on a dans la salle d’attente du dentiste. J’ai un peu peur de ce qui va m’arriver. Peur de ne pas être à la hauteur du personnage de soldat qu’on va vouloir me faire jouer.

L’armée, le drapeau et tout ça, me dis-je en regardant des gradés boire une bière sur le comptoir du foyer, cela ne me fera jamais passer des frissons d’émotions dans le dos, mais il va falloir que je fasse semblant…

Dans le foyer bondé et puant le tabac, j’ai de moins en moins l’intention de faire connaissance avec quiconque. Je suis irrité, lassé par une journée qui m’a paru vide de sens, et, pour tout dire, profondément désespéré. Je fais bonne contenance, feignant de considérer avec un intérêt passionné les exploits au billard d’un de mes camarades ou d’absconses notes de service placardées sur un mur.

L’heure du coucher vient, dans une chambrée trop remplie pour mes goûts de solitaire. Les couvertures rêches, les lits et les armoires métalliques, les barreaux aux fenêtres (les barreaux aux fenêtres !), tout un décor spartiate et pénitentiaire achève de renforcer mon sentiment d’emprisonnement. Je m’enfonce très tôt sous les draps, ne me mêlant pas aux conversations des autres. Je sens que le caporal appelé qui dort avec nous doit se figurer que je suis en pleine dépression. Eh bien ! Qu’il se le figure autant qu’il le voudra, me dis-je, car c’est la vérité.

Je parviens à m’abstraire de ce décor sinistre et plat par de molles rêveries, avant de sombrer dans un profond sommeil.

Service militaire appelés du contingent  service militaire conscription  service national infanterie Sarrebourg 


[1] Ironie typiquement militaire : ma vue me permettra de conduire des camions, mais sans personnels assis à l’arrière. En conséquence, il m’arrivera, au départ des manœuvres, de transporter… les explosifs !

[2] Ensemble de score de 0 à 5 et indiquant respectivement l’état : des membres Supérieurs, Inférieurs, l’état Général, les Yeux, le Cardiovasculaire, l’Ouïe et le Psychisme. Le zéro signifie que tout va bien, le « 5 » est éliminatoire.

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