9. L’aspirant médecin
Je quitte le régiment dans l’après-midi, toujours habillé en survêtements, frileusement installé avec quelques camarades sur le plateau d’un vieux camion Berliet émettant, au ralenti, un sourd gargouillis, qui se transforme en vacarme infernal dès qu’il roule. Nous allons à l’infirmerie pour les examens d’usage. Peu éloigné du régiment, elle a été visiblement construite par les mêmes architectes.
J’attends quelque temps, avant de me présenter devant un aspirant médecin. Cet homme détonne parmi les gens que je viens de côtoyer. Il porte des lunettes, ce qui ne se voit guère dans la caserne, et sa démarche est moins martiale que précieuse. Il porte le treillis de façon très large, presque pendouillant.
Je m’apercevrai plus tard que ce seul signe était déjà en soi un indice de non appartenance aux codes vestimentaires implicites de l’armée. Les « vrais soldats» – pour ne pas dire les « vrais mecs », les « velus », les « couillus », enfin en clair les engagés portent le treillis serré, voire moulant. Ils raccourcissent volontiers leur veste, ce qui met davantage en valeur leur taille étroite et leurs cuisses musclées.
Le médecin engage une conversation courtoise avec moi. Je suis soulagé de retrouver un contact avec un être humain qui me semble normal et bien élevé. Je lui parle un peu de mes études. Il semble heureux de rencontrer un « intellectuel » comme lui et nous parlons aimablement durant quelques minutes. Il veut s’informer de mon état d’esprit. Sur le ton détaché d’un entretien de salon, je lui confesse ma désorientation et une certaine nervosité. Il hoche la tête, et s’adresse à moi en ces termes :
« Cela n’est encore rien ; vous verrez, durant les classes, vous serez l’objet d’une déprogrammation systématique. Vous serez littéralement cassés, et soumis. »
Ces paroles me font froid dans le dos, mais je me surprends moi-même en me contentant d’acquiescer dignement d’un simple signe de tête, comme si mon interlocuteur venait de m’informer des prévisions météorologiques. Je ne suis pas réellement étonné par ce qu’il vient de me dire. Après tout, j’ai déjà subi quelques débuts qui me laissent augurer de façon assez lucide de ce qui m’attend par la suite. Je n’ajoute rien. Je ne cherche pas à épancher mon appréhension. Cacher mes sentiments va vite devenir une habitude.
L’aspirant veut savoir si j’ai des problèmes de santé. Je l’informe que je souffre parfois du dos. Me faisant mettre torse nu, il constate l’existence de ma cyphoscoliose, et décida de me dispenser du port de charges lourdes. Il établit un certificat en bonne et due forme, semblant heureux d’épargner quelques peines à un homme avec lequel il se sent peut-être quelque obscure parenté, celle de deux « intellectuels » égarés dans un monde qui ne semble pas fait pour eux. Je sens bien que ce faux officier de l’armée de terre n’est pas à son aise en cet étrange lieu de travail.
Je me dis que plus tard, ce médecin pourra m’être un interlocuteur compréhensif et amical. Je pressens, à tort, que j’aurai un jour l’occasion de faire appel à son aide, qu’il me sera agréable d’oublier quelques minutes les rigueurs de l’armée en discutant avec lui. Ce que j’ignore encore, c’est que dans quelques semaines, j’aurai commencé à devenir un soldat, et que je n’aurai donc plus besoin de lui.
Ce que je ne peux deviner, c’est qu’un mois plus tard, il sera de passage à la Compagnie d’Instruction. Il nous fera alors une courte conférence sur le thème des maladies sexuellement transmissibles. Toujours dans son treillis trop large, sur l’estrade de la petite salle de cours, sans autorité, avec sa voix trop douce, il fera sur nous tous une fort mauvaise impression. Je résisterai difficilement à l’envie d’aller le trouver, de lui expliquer que ce n’est pas sur ce ton et avec ses manières doucereuses qu’on s’adresse à des appelés du contingent ayant déjà intégré certaines normes de ce lieu – si on veut être respecté et écouté.
Je le considérerai, moi aussi, avec l’œil d’un militaire, et ne pourrai m’empêcher alors d’éprouver pour lui un vague mépris. Il est resté, me dirai-je, un étudiant – mal – déguisé en soldat. Pour ma part, je serai déjà, à ce moment, un étudiant qui est en passe de devenir un militaire à part entière. Ce qu’on m’a fait pour que je le devienne, monsieur l’aspirant médecin, m’éloignera à jamais de quelqu’un comme vous, et curieusement je n’en éprouverai nul regret.
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