8. Perception du paquetage

 



« Il faut prendre garde de ne pas réduire la prérogative des chefs d’armée,

comme le fit (…) un Ministre (…) qui pénétré de la dignité du citoyen militaire,

prescrivit aux officiers et aux sous-officiers de ne pas tutoyer leurs hommes,

sans s’apercevoir que le mépris de l’inférieur est un grand principe d’émulation

et le fondement de la hiérarchie »

Anatole France, le Mannequin d’Osier


 


Nous nous retrouvons peu après à l’intérieur d’un long bâtiment propre mais triste. A l’entrée, il y a une pancarte qui porte l’inscription « DCT-MAT ». Nous pénétrons à l’intérieur, et on nous demande de nous déshabiller et de placer nos vêtements civils dans nos sacs personnels. Nous commençons à former une longue file d’attente. En caleçon, nous passons sous la toise. Un jeune soldat énonce nos mensurations, et les traduit aussitôt en taille qu’il nous prie de retenir (« Haut 96M ; bas 76C »). Puis, l’un après l’autre, nous poussons chacun un caddie de supermarché le long d’un comptoir aussi interminable que les murs d’enceinte du régiment.

 On nous gratifie rapidement d’un survêtement bleu, de chaussettes blanches portant un liséré tricolore et de chaussures de sport. Nous revêtons ces effets, avant de continuer à défiler devant une suite de militaires bougons et, semble-t-il, interchangeables, qui annoncent à haute voix les éléments du « paquetage » qu’ils nous fournissent :

« Trois treillis de travail (« modèle F2 ») complets ; un de défilé, deux paires de rangers », dit l’un.

On essaie rapidement un des treillis. Pour certain, on rectifie la taille qui avait été annoncé. Les vêtements s’entassent, soigneusement pliés, dans le caddie.

« Gourde, gamelle et son réchaud ; couverts d’ordinaire, couverts de combat », dit l’autre.

L’idée qu’il faut des ustensiles particuliers pour manger en temps de guerre m’arrache un maigre sourire. S’agit-il de fourchettes blindées ?

« Poncho, musette », scande le troisième.

Ceinturons, maillots de corps verts, boîte de préservatifs (qui a remplacé le traditionnel paquet de cigarettes dans l’équipement du troufion), sous-vêtements chauds, musette (« modèle F1 ») : notre paquetage se complète progressivement, commençant à prendre une importance surprenante. Une odeur de vêtement neuf, mais mêlée à je ne sais quoi d’âcre et de sévère, pénètre mes narines.

La perception arrive enfin à son terme.

 Au bout du comptoir nous attend un grand escogriffe qui nous jette littéralement à la figure un gros sac à dos tout farci de bretelles et de poches, (qui porte, comme la musette, le nom de sac à dos « modèle F1 » !) ainsi que deux sacs informes, dits sacs marins (« modèle F1 également… »). D’un ton furieux, l’échalas nous enjoint de ranger nos affaires le plus vite possible dans tous ces sacs, y compris nos draps et nos lourdes couvertures, notre sac de couchage, nos oreillers, notre informe parka et sa doublure… Aucun d’entre nous ne va assez vite à son goût. Il nous engueule copieusement. Nous sommes des « Polyos », des « bitos » qui n’arrêtent pas de « psychoter » alors que nous devrions plutôt faire « action ! ». Comme je suis moi-même sujet à ses injures hurlées, je relève brièvement la tête du sac où je bourre péniblement tout mon bric-à-brac, et je regarde notre persécuteur. Une telle lueur de haine brille dans ses yeux que je m’abstiens de toute remarque. Je murmure « sale con » entre mes dents. Je suis furieux et humilié d’être agoni d’injures pour des motifs qui m’échappent. Je suis honteux de ne pas avoir le courage de répondre à ses cris ; mes nerfs sont déjà à bout.

 Nous sortons enfin avec tout notre barda. Nous restons debout, stupidement, à côté de nos sacs, attendant que les camarades de tout le groupe aient reçu leurs affaires. Les cheveux ras, et tous vêtus du même survêtement bleu, nous sommes déjà en uniforme. Sur le pectoral gauche de notre veste, le gros blason jaune du régiment est cousu. Je lis sa devise : « On ne relève pas Picardie ».

 Un camion nous embarque pour nous ramener, nous et nos sacs, au bâtiment de la 11ème compagnie, où on nous indique, au deuxième étage, nos chambres provisoires : la répartition des appelés entre les sections n’est pas encore effective.

Il nous semble qu’un sentiment d’irritation générale contre les appelés a contaminé tous les gradés. S’il y avait le moindre doute dans certains esprits, il est clair maintenant que nous sommes totalement, définitivement, à l’armée, et l’esprit du 1er R.I. commence à nous apparaître, en conformité avec ce dont on nous avait prévenus : c’est clair, « ils » sont là pour nous mater, nous briser.

 Nous sommes copieusement et brutalement sermonnés de toute part, sans bien comprendre ce qui nous arrive, ni quelles fautes nous avons bien pu commettre. Il semble que les règlements exigent que nous soyons traités ainsi. Déjà, de subtiles modifications se font en moi, afin de m’adapter à ce torrent d’hostilité auquel rien ne m’a préparé. Moi qui, d’habitude ne peux pas m’empêcher de réagir immédiatement quand j’entends une affirmation que j’estime injuste ou stupide, me voici forcé de me taire, de supporter sans mot dire les insultes que je reçois en plein visage.

Très vite, je commets ma première erreur. Juste un simple regard irrité – oh, à peine – en direction d’un caporal, d’un sergent, ou de je ne sais quoi, qui y va un peu trop fort à mon goût dans l’injure et le reproche injustifié. Le genre de regard agacé qu’on lance vers un contractuel qui vous a verbalisé parce que vous avez dépassé de dix minutes la durée légale de stationnement sur un parking. Mon regard dit un peu trop clairement : comment ce bœuf peut-il m’adresser la parole de cette façon ? Je suis même sur le point de répondre, j’ouvre la bouche à demi et…

Erreur fatale ! Je n’ai pas le temps de prononcer une seule syllabe. Me voilà la proie de trois gradés qui me hurlent dans les oreilles tour à tour, m’accusant de les considérer avec insolence, me traitant de tous les noms, et prédisant que mes dix mois de service ne seront qu’une longue suite de punitions toutes plus rebutantes les unes que les autres, sans compter que le dit service sera sans doute prolongé par les mois que je passerai au cachot. Pour bien mettre les points sur les i, ils me font de ce lieu une description à faire dresser les cheveux sur la tête. Ils me disent qu’au premier coup d’œil, avec ma tronche de binoclard rase-bitume et mes épaules de fourmi, il est évident que je serai l’appelé du contingent le plus lamentable qui a jamais franchi le portail du régiment. Il faudra inventer de nouvelles formes de peines pour venir à bout de ma stupidité.

Pour faire bonne mesure, ces trois grands gaillards, qui me dépassent de plus d’une tête, et ont des carrures de déménageurs, crient à quelques centimètres de mon visage la plus incroyable collection d’injures qu’il ne m’a jamais été donné d’entendre. Ils semblent y trouver beaucoup de plaisir. Car pour eux, c’est un jeu, je le sens bien, et c’est encore ce qu’il y a de plus terrible. Il n’y a rien de sérieux, dans tout cela, ils ne m’en veulent pas réellement : ils s’amusent seulement à faire peur à un appelé, parce que c’est drôle, et parce que, dans la situation où je suis, il n’y a pas de recul possible, pas de possibilité de mise à distance.

A cette minute, je suis redevenu un gosse et je prends toutes leurs menaces pour argent comptant. Je ne sais pas quoi faire de mes mains, je ne sais pas qui regarder, je ne sais pas vers qui me tourner. Je suis entouré d’ennemis ou d’autres prisonniers comme moi. Je baisse la tête sous les cris des militaires.  Je songe qu’ils doivent trouver très drôle de voir mon visage pâlir et se décomposer à vue d’œil.

 Quand ils me quittent – pour se choisir une autre victime – je suis parfaitement maté : mes mains tremblent, mon estomac est noué, je tourne honteusement mon regard vers mes chaussures comme un gamin pris en faute, et peut s’en faut que je ne supplie tous ces bourreaux grotesques de me laisser tranquille. Je risque un œil éperdu autour de moi, regarde mes camarades tout aussi maltraités que moi, et je me demande : c’est donc cela l’armée ? Mais qu’ai-je fait pour mériter d’être traité ainsi ? Suis-je donc, sommes-nous donc si mauvais que cela ?

Il nous faudra attendre quelques semaines avant de trouver la force de relever la tête, de répondre, de défier même. Paradoxalement, ce sont nos bourreaux eux-mêmes qui nous nous amèneront à trouver en nous ce courage. Mais pour l’instant, j’ai été transformé en quelques minutes en un petit garçon terrifié, et qui se tait, le visage rouge de honte.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

6. Un doux accueil

Avant-Propos

3. La sélection des musiciens