5. L’arrivée, les murs…

 



« Nos devoirs, ce sont les droits que les autres ont sur nous »

Nietzsche, Aurore


 


Il est neuf heures du matin. Le bus n’est plus sur la Nationale 4 : il a emprunté une bretelle de sortie. C’est un mauvais signe, ça, me dis-je. C’est l’indice que nous nous rapprochons dangereusement du but, de ce but qui m’inspire des craintes qui me semblent aller bien au-delà des appréhensions normales d’un appelé d’un contingent, ainsi qu’une répugnance croissante.

Au moins le parcours me permettait encore de mettre les choses à distance. Tant que je ne suis pas encore arrivé, tout n’est pas perdu ! Je suis dans un autocar, et j’ai encore la possibilité de m’imaginer dans la peau d’un touriste visitant la Moselle à l’occasion de quelque voyage organisé. Chaque kilomètre parcouru est comme un petit espace encore abrité des obligations qui m’attendent. Assis sur mon siège, je ne demande rien à personne, et personne n’exige rien de moi.

Mais voilà que les choses sérieuses se rapprochent, et que nous allons savoir précisément ce qu’ « ils » vont exiger de nous. On entre dans Sarrebourg.

 On ne peut imaginer une cité qui n’ait davantage l’air d’être une ville de garnison. Il semble qu’il y a du kaki partout. Sur les panneaux de direction, j’aperçois des noms tels que Sarraltroff, Sarre-Union, des noms plus allemands que français, qui rappellent des souvenirs d’occupation, des années sombres que je n’ai pas vécu mais qui ont durablement marqué les paysages de la Lorraine, et dont les résonances me paraissent pleines de claquements de bottes, martiales comme les éclats sombres du métal des armes à feu et aussi, plus prosaïquement, annonciatrices de corvées de latrines.

Par la vitre légèrement embuée par le souffle de ma respiration, je considère cette ville de Sarrebourg dans laquelle je n’avais jamais mis les pieds jusque-là. Le spectacle qui s’offre à mes yeux n’a rien de très plaisant. Les bâtiments qui ne sont pas des casernes sont d’anciennes casernes, allemandes ou françaises, on ne sait plus. En tout cas ils en l’ont l’air. Il émane d’eux une impression de sévérité, d’inflexible rigueur, d’austère autorité. L’histoire est passé par là, y laissant des marques héritées de l’impérialisme prussien, voire de bien pire. Les façades aux petites briques rouges ou blanches défilent.

 Soudain, le bus s’arrête devant une grille.

 Mon ventre se serre douloureusement. Je jette un coup d’œil sur les autres passagers, qui ne sont pas beaucoup plus farauds que moi. Cela, paradoxalement, me rassure un peu. Je ne suis pas le seul à avoir la trouille. Les maigres conversations ont totalement cessé. L’heure de vérité est arrivée.

 Devant l’autobus, un planton de garde prend quelque chose en note sur un carnet. Puis nous redémarrons. Sur la droite, je discerne plus ou moins un beau massif au milieu duquel est une sorte de blason. Le bus entre, et la grille se referme derrière nous dans le grincement des roulettes sur lesquelles elle glisse.

Les murs ! La première chose que je vois, ou plutôt que je ressens. Ces murs m’encerclent, m’étouffent, moins par leur aspect que parce qu’ils signifient : on va me mettre à l’intérieur – non ! J’y suis déjà ! -et je n’aurai plus le droit d’en sortir pendant un certain temps. Combien de temps ?

 Les hauts murs blancs auxquels s’ajoutent, aux angles, de petites briques rouges sont ceux d’une caserne, probablement érigée, si j’en juge par de vagues gravures en caractères gothiques qu’il me semble apercevoir, par les Allemands après leur victoire de 1870.

A notre droite, une fois le portail franchi – à quelque distance, je vois que le massif de fleurs représente effectivement un blason sous lequel s’inscrit le nom du régiment : 1er Régiment d’Infanterie et de sa division d’appartenance : la Quatrième Aéromobile –  après la vision fugitive d’une immense place d’armes où flotte, solitaire, le drapeau français, nous avons été happés dans une sorte de long corridor au long duquel le bus roule lentement. A droite, les bâtiments se succèdent, leurs hautes fenêtres nous contemplant avec sévérité. A gauche, c’est un mur d’enceinte, froid, gris, interminable. De petites pancartes portent des inscriptions incompréhensibles : « SM-CAT », « 2eme CECAC », »BPSR », »OP12″…

Et c’est alors que s’offre à moi le premier spectacle franchement militaire. A peu de distance de l’autobus, je vois un groupe d’une quarantaine de soldats qui défilent au pas, impeccablement alignées sur quatre colonnes, manœuvrant avec ensemble et en chantant, faisant résonner un chœur grave et puissant, scandant des paroles héroïques. J’éprouve un drôle de pincement au cœur en songeant que c’est ce qui m’attend pour bientôt.

Dans combien de jours aurai-je la même allure, la même démarche, le même visage austère et héroïque que ces jeunes gens qui défilent, à un rythme presque aussi lent que celui des légionnaires, balançant leurs bras avec un synchronisme parfait ? Une semaine ? Quinze jours ? Un mois ? Serai-je capable même de faire cela ? Va-t-on s’apercevoir que je n’ai rien à faire ici, et me réformer avant qu’il ne soit trop tard ?

Je serre doucement les poings, partagé entre des sentiments confus.

Ces hommes me paraissent radicalement étrangers à ce que je suis. Ils ont mon âge, cependant, et plusieurs de ces visages pourraient être le mien. Toutefois, ils me semblent être, avec leurs cheveux qu’on devine ras sous le béret, avec leurs rangers brillantes, et dans leurs treillis ajustés au tissu impeccable, de vrais mâles pleins de force contenue. Ils semblent retenir le mouvement de leurs bras comme s’ils avaient pu, d’un simple coup de poing, ébranler le béton de la cour. Ils portent en sautoir des armes brillantes prolongées de baïonnettes qui paraissent redoutablement aiguisées et qui pointent dangereusement près du visage de leur voisin de gauche. Oui, ce sont là d’indomptables héros, de nobles guerriers, alors que je ne suis encore, à vingt-trois ans, qu’une sorte d’adolescent chétif ; et pourtant, me voici tenu de devenir rapidement l’un des leurs.

Nous roulons toujours. Ce régiment semble immense. Cependant le bus s’arrête enfin sur une place vaguement carrée de cent mètres de côté. Des bâtiments bas à l’apparence d’ateliers ou de garages délimitent les côtés Est et Sud. Au Nord, on accède à la place en passant près d’une bâtisse délabrée surmontée d’une tourelle. A son sommet, on y voit des cadrans d’horloge où les aiguilles manquent. A l’Ouest enfin, nous faisons face à une construction solennelle, haute de trois étages, voire de quatre au niveau des sortes de « tourelles » qui sont en son milieu et à ses extrémités. Les murs blanchâtres sont tachés d’humidité. Il y a, aux angles, des pierres couleur rouille. Sur le fronton, on lit les mots « 11ème compagnie ». Au pied du bâtiment, une allée est délimitée par des arbres. Par endroits, la façade recule pour laisser place à de petits carrés de pelouse qu’ornent, ici un massif de fleurs, là un antique canon monté sur son chariot, lui aussi décoré de fleurs.

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