4. Yannick, première rencontre
J’attends la fin de l’appel, debout, sur la même ligne que les autres appelés du contingent qui doivent affectés également à Sarrebourg. Mon sac est posé à côté de moi. Nous sommes sur la place d’armes, face à des bâtiments bas. Sous nos pieds, le béton est par endroits creusé de larges fissures. Le temps est modérément frais. Au loin, on aperçoit une chatoyante fanfare en train de manœuvrer, en tenue d’apparat, entre deux engins du génie posés sur leurs roues géantes comme de bons gros dinosaures domestiqués.
Les musiciens marchent au pas en silence, au son régulier d’un tambour, puis de temps à autre, jouent quelques mesures sur l’indication muette du chef de musique qui marche à quelques mètres devant eux. Ce sont des musiciens, des vrais, qui passeront leurs dix mois d’armée entre répétition en salle et services d’honneur, sans jamais voir l’ombre d’une arme, sans jamais porter de treillis de combat. Dieu, que j’envie leur sort !
Mes derniers espoirs se sont enfuis. Je ne serai ni réformé, ni envoyé dans quelque unité où je coulerai un service bien tranquille. J’ai la certitude que de rudes journées m’attendent. On va faire de moi un soldat, que je le veuille ou non.
Je jette un coup d’œil sur un appelé, celui qui se tient à deux mètres sur ma gauche. Abandonnant mes résolutions de la veille, je décide, pour la première fois, de lier la conversation avec un de mes compagnons d’infortune. La solitude boudeuse que j’ai délibérément choisie commence à me peser. Je me tourne vers le jeune homme. Mesurant, comme moi, aux environs d’un mètre soixante-dix, il semble attendre la suite des événements avec une feinte tranquillité, une sérénité de façade, mais en fait mêlée d’une pointe d’inquiétude. Ces yeux bleus parcourent avec un brin de nervosité les alentours. Il n’est comme moi qu’un pion dans cette grande machine qui s’est mise du jour au lendemain à décider de nos destins, et cela nous rapproche tout naturellement. Nous devons unir nos courages. Je lui souris, et je demande :
« Tu vas à Sarrebourg, toi aussi ?
— Oui.
– Je me demande à quelle sauce on va être mangés », lui dis-je sur un ton léger qui tempère l’angoisse contenue dans mes paroles.
« On verra quand on y sera », me répondit-il en souriant lui aussi. « Comment t’appelles-tu ? Moi c’est Yannick. »
Le dialogue continue, simple et amical, courtois et rapidement chaleureux. J’apprends que, comme moi, Yannick Bomeau est originaire des Vosges. Il a été incorporé comme musicien parce qu’il avait commis l’imprudence de signaler qu’il jouait de l’accordéon. Nous partageons donc la même mésaventure burlesque. Nous plaisantons un moment sur nos petites infortunes. Je ne suis plus seul. Une première relation s’est nouée. Il faut s’unir pour résister, mais si nous ne savons pas encore contre quoi. Je dois accepter que d’autres hommes soient à mes côtés si je veux surmonter les difficultés qui m’attendent, et je dois être à leurs côtés pour les soulager de leurs fardeaux.
Le bus nous attend. Ce n’est pas un camion de transport de troupe, kaki, couvert de boue, et qui aurait eu à mes yeux quelque chose de franc. C’est un bus hypocrite, parce que blanc et presque confortable, conçu davantage pour promener des touristes que pour convoyer d’infortunés prisonniers jusqu’au lieu final de leur incarcération. Nous montons à l’intérieur. Le véhicule démarre, et après avoir quitté Metz, file sur la voie rapide en direction de l’Est.
En Lorraine, février est plus froid qu’ailleurs. Cette année-là, nous n’avons même pas droit à une parure de la neige qui parvient d’ordinaire à donner un je ne sais quoi de doucement mélancolique au paysage le plus triste. C’est sous un ciel gris et bas que les plaines immobiles s’étendent des deux côtés de la route. Les voitures nous doublent, indifférentes. Personne ne parle. Le moteur ronronne sourdement. Un soldat en tenue de parade, debout à l’avant, nous regarde avec un air d’amitié. Il échange, de temps en temps, des propos avec le chauffeur, dont je vois le dos secoué par de petits rires. Quelque chose doit être drôle : nous, sans doute, avec nos visages inquiets.
Pour le moment, assis à ma place, je suis de nouveau emmuré dans ma solitude. Il pleut un peu sur les vitres du car, où je contemple machinalement mon reflet, mes cheveux encore longs, et mes vêtements qui sont encore ceux d’un civil. Je n’ai donc pas encore franchi la barrière fatale. Peut-être pourrais-je encore fuir ? Mais le bus continue à filer, bien trop vite à mon goût, dans cette humidité beige, entre ces verdures grisâtres. Yannick n’est pas assis à côté de moi, ni personne d’autre. Je préfère encore que cela soit ainsi. Je préfère être seul.
Soudain, quelque chose en moi se révolte. Je n’ai rien à faire dans ce bus, vous entendez ? et je voudrais pouvoir en sortir, sauter en marche, si possible. Je regarde un bref un instant le chauffeur, avec son treillis vert et son béret. Je tourne mon visage vers la vitre, vers les champs qui défilent, les collines mélancoliques de la Moselle. Le monde militaire est loin de moi. Je pense qu’il me sera à jamais étranger. Je considère que je n’ai rien à faire à l’armée : il y a eu erreur. C’est bon pour les chômeurs, ça les occupe, c’est bon pour les repris de justice, ça leur apprend à vivre ; ça n’est pas bon pour les étudiants, ça dérange leur cursus universitaire, ça leur faire perdre du temps, c’est un monde grossier, brutal, un monde de bœufs, loin de mes préoccupations intellectuelles. Je ne connais qu’un seul militaire, c’est mon frère, et c’est un gros con ! Les autres doivent être pareils, c’est sûr !
Je regarde mon visage qui se reflète un peu dans la vitre : je suis pâle, mais je reste digne. Mes sentiments, et en particulier ma peur, ne transparaissent pas. C’est déjà ça.
Je rassemble mes forces dans l’attente d’épreuves dont j’ignore la nature.
Service militaire appelés du contingent service militaire conscription service national infanterie Sarrebourg
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