1. Auparavant : les « trois jours »

 





L’année précédente, j’étais encore dans un autre monde. Celui de l’université de lettres et sciences humaines de Nancy II, et plus précisément de l’Unité de Formation et de Recherche « Connaissance de l’Homme » (Quelle appellation prétentieuse !), section psychologie. Je mettais la dernière main à un mémoire de maîtrise de psychologie sociale. Puis vinrent les derniers partiels, les derniers cours, la soutenance du mémoire… J’aurais pu, comme tout étudiant en maîtrise, me poser la question de la suite de mes études, du choix de mon 3ème cycle, des concours que j’allais préparer. Mais l’obligation s’imposait : je devais « faire mon armée ».

J’aurais pu repousser l’échéance d’encore un an, mais sans doute y avait-il en moi un désir de voir d’autres horizons. L’université commençait à me peser, avec ses petits clans, ses professeurs qui passent une vie entière à vivre sur la rente que constitue leur thèse de doctorat approfondissant jusqu’à l’absurde un sujet minuscule, ses règles de sélection opaques, sa fermeture un peu méprisante au monde extérieur.

 J’avais donc envie, comme on dit de « souffler », mais non pas spécialement dans un cadre militaire. Mais à vrai dire, je n’avais aucun autre choix. Le législateur avait décidé de longue date comment j’allais devoir employer prochainement dix mois de mon existence. Cachée dans le fond du tiroir du haut de mon bureau, dormait ma feuille de route. Il allait me falloir bientôt partir, rendre des comptes à la nation, payer le prix que l’on doit acquitter quand on est homme et français. Il allait me falloir changer d’univers, mais d’une façon que je ne souhaitais pas vraiment, pour une destination que je n’avais pas approuvée.

 Que disait cette feuille de route ? « Vous vous présenterez le 1er février 1995 à la caserne du 2ème Régiment de Génie à Metz. ». Suivait la liste des sanctions prévues au cas où j’aurais eu l’audace, ou plutôt l’inconscience, de me soustraire à ce devoir (Je songeais à ce vieux sketch de Fernand Raynaud racontant son incorporation : « quand j’ai reçu le papier, je n’ai pas eu peur ! Tout de suite j’suis parti ! Pas eu peur ! Dessous c’était marqué : si vous ne partez pas immédiatement, on vous fout en taule ! »).

Quatre ans auparavant, les deux demi-journées (et la nuit) passées à Vandœuvre au centre de sélection des Armées (les fameux « trois jours ») avaient transformé mon attitude à l’égard de l’armée, mais peut-être pas dans le sens que cette noble institution eût souhaité.

Précisons les choses : je n’avais rien de particulier  contre l’armée : je me bornais à la considérer comme un mal nécessaire, dont l’existence était requise par la folie des hommes et la nécessité dans laquelle ils se trouvent de se défendre contre eux-mêmes.

Cela dit, il y avait bien l’exemple de mon frère aîné, qui était militaire de carrière, que je détestais à l’époque, en partie à cause pour ce personnage plein d’un virilité martiale érigé en modèle à suivre, une virilité  qu’on qualifierais aujourd’hui de toxique ; il incarnait un personnage ombrageux, ayant souvent le mot « honneur » à la bouche, mais dont la conduite – notamment avec les femmes – démentait tous les principes dans lesquels il se drapait. Si tous les militaires sont comme lui, pensai-je, l’armée doit être une bien triste institution, peuplée de sinistres machos…

Les « trois jours » arrivèrent .

L’effet de ces « journées de sélection » fut radical : en deux jours, je devins un antimilitariste avéré. Mais pourquoi donc ? Parce que jamais, en aussi peu de temps, je n’avais fait la connaissance d’un si grand nombre d’individus à peine civilisés, rustres, grossiers, imbus d’une autorité que rien ne semblait justifier, visiblement incultes, et, pour tout dire, mentalement dérangés. C’est du moins ainsi que je les avais perçus : des brutes sans cervelle, de vraies caricatures d’adjudants de carrière buveurs de bière à la panse large et aux idées courtes, des représentants d’une pseudo-virilité bovine et obtuse.

 J’en étais sorti atterré, de ces « trois jours », ayant retrouvé entre des murs couverts de barbelés la confirmation des propos les plus extrêmes des antimilitaristes. Ce premier contact avec la chose militaire ne m’avait inspiré que la plus totale répugnance. Je frémissais à l’idée de l’obligation qui allait m’être imposée de rester prisonnier pendant presque une année dans cet univers où déambulaient de petits dictateurs grincheux habillés de kaki. Je n’éprouvais nulle envie de vivre dix mois dans ces chambrées odorantes, sous les ordres des sous-officiers impitoyables, dans le cliquetis des ceinturons que l’on boucle, et dans l’odeur acide et vaguement enivrante de la poudre envahissant les couloirs. Je ne voulais pas sentir à mes pieds le poids des rangers des militaires qui fait de chacun de leur pas une prise de territoire, une conquête et un effort. Je ne voulais pas subir les regards froids des supérieurs, ni les saluer en faisant claquer ma main sur ma cuisse, ni accepter l’obéissance absolue à des individus qui ne me semblaient pas exhaler l’intelligence… Pour parler plus crûment, je ne voulais pas devoir obéir aux ordres de ces gros cons sans cervelle. Cette obligation soi-disant « civique » (et en quoi, je vous prie ?) ne m’inspirait que de la répugnance.

Cependant, il y avait assurément des moyens « d’y couper » ! J’avais des amis étudiants qui s’étaient fait passer pour fous, pour drogués, avaient pissé au lit pour y échapper, à ce devoir. Un de mes camarades d’université, au moment de la guerre du Golfe de 1991, appréhendait tant la possibilité que nous soyons envoyés là-bas qu’il s’était soumis à toute une série d’examens médicaux dans l’espoir que le résidu d’un vieil ulcère gastrique le dispensât à tout jamais de porter un uniforme.

Cela dit, je considérais ces procédés avec un rien de mépris. J’estimais que c’était là sacrifier beaucoup de dignité pour me soustraire à cette charge. Au fond, j’espérais peut-être lâchement que ma constitution physique peu robuste serait largement suffisante pour me permettre d’y couper, imaginant que des crétins athlétiques seraient plus volontiers accueillis en caserne qu’un « intellectuel » souffreteux. Mon orgueil m’avait également empêché de profiter de mon niveau d’études pour me faire enfermer dans un bureau bien chauffé, en passant dix mois à coller des timbres ; de quel droit un « Bac+4 » devrait-il échapper à ce qui est le lot des « Bac-2 » ? Nous sommes tous pareils, me disais-je, quand nous avons un sac à dos sur les épaules, des ampoules aux pieds et un adjudant qui nous gueule dessus. S’il faut y passer, eh bien  j’y passerai donc ! Et je verrai…

A l’issue de mes « trois jours », j’avais été, un peu à mon étonnement – compte tenu des mes aptitudes physiques peu glorieuses – déclaré apte au service. Comme j’avais d’excellents résultats aux tests psychotechniques (pour un diplômé en psychologie, le contraire eût été étonnant, voire vexant !), on me proposa une Préparation Militaire Supérieure, afin de devenir un Officier de Réserve, ce que je refusai. Comment pouvais-je avoir l’intention de devenir lieutenant, c’est-à-dire d’occuper un poste de responsabilité dans ce que je considérais, à cette époque, comme un vaste asile de fous ? Si j’avais fait cela, je me serais considéré comme un collaborateur.

Un officier orienteur observa mon faible niveau de motivation, le déplora, et, en conséquence, il s’adressa à moi avec une extrême froideur. Je sentais que je n’aurais droit à aucun traitement de faveur. Je n’en réclamais aucun. Vu mon attitude presque ouvertement hostile, je ne devais pas m’attendre à décrocher une place bien tranquille. Peu m’importait. En 1991, l’échéance me semblait encore lointaine. Libéré du centre de sélection, je m’obligeai à oublier mon court séjour dans cette cour des miracles, et je retournai à l’université de Nancy pour y poursuivre mes études.

                            *

C’est à la fin de l’année 1994 que je reçus ma convocation. J’étais appelé sous les drapeaux le 1er Février 1995. Le papier m’indiquait que j’allais servir en qualité de… musicien ! A Vandœuvre, sur une feuille de renseignements, j’avais indiqué, sans y attacher d’importance, que je jouais du piano. Je tapotais en fait cet instrument en amateur, maltraitant Schubert, martyrisant Chopin.

Mais c’était ainsi : je jouais du piano. Le fait avait été soigneusement enregistré. Je ne voyais pas en quoi la pratique de cet instrument pouvait être utile à une fanfare militaire. Apparemment, la Grande Muette ne partageait pas mon sentiment. Sur le moment, je me sentis rassuré. Je ne comprenais pas en quoi comment j’allais servir mon pays en tant que pianiste amateur, mais je m’imaginais pouvoir ainsi bénéficier d’une période militaire de tout repos. Sans doute, croyais-je, me confierait-on quelque responsabilité administrative dans le cadre d’une fanfare. Peut-être me ferait-on recopier des partitions ?

                            *

1er février 1995. Il y avait un sac à mes côtés. Je viens de le poser dans le coffre d’une voiture. Il y a en moi une légère tension, qui grandit peu à peu, puis se mue en franche inquiétude. Je ne suis pas encore à la caserne. Mais je suis déjà en route.

La voiture démarre, et j’ai un peu peur, car je suis dans l’ignorance de ce qui va advenir. La petite Ford file sur l’autoroute. Epinal.  Nancy. Et puis enfin…

 

Service militaire appelés du contingent  service militaire conscription  service national infanterie Sarrebourg 

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