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Affichage des articles du janvier, 2025

36. Départ pour le camp de Lorquin

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  Après un long mois d’enfermement presque absolu entre les murs de la caserne, interrompu seulement par une permission trop courte, nous connaissons l’ivresse de la première véritable sortie. En début d’après-midi – après une première partie de journée consacrée à des T.I.G. et à la préparation de nos affaires – nous sommes partis, en file indienne, pour les quelques heures de marche qui devaient nous conduire jusqu’au plateau herbeux et désolé de Lorquin, où allait avoir lieu une partie de notre instruction au combat. On nous avait demandé de préparer nos sacs à dos en les remplissant de suffisamment de frusques pour deux semaines de manœuvres, alors même que nous ne devions passer que trois jours sur le terrain. Nos supérieurs procédèrent avant le départ à une sourcilleuse revue de paquetage, attentifs à ce que nous n’omissions pas une seule miette de notre pesant et inutile fardeau. L’un après l’autre, les soldats chargent leurs sacs sur leurs é...

37. Retour de Lorquin, dans la nuit et la pluie

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  C’est une nuit âpre que cette nuit de février. C’est sous un ciel gris et bas que nous avançons, un ciel qui devint vite noir, car la nuit tombe. Nos silhouettes se meuvent d’un pas pesant. On voit luire, à nos flancs, les éclats métalliques de nos fusils, retenus à nos épaules par une large sangle. La plupart des dos ploient sous le poids des lourds sacs de couleur kaki, la même teinte que celle de nos vêtements. Honteusement, comme je suis dispensé de charges lourdes, je ne porte qu’une musette. Les « sédentaires stricts » sont bien au chaud à la caserne, ainsi que Lemoine, l’autre dispensé‚ de charges, très malade avant notre départ pour le camp, et que nous retrouverons frais comme un gardon en entrant dans la chambrée.  Des camarades épuisés me tendent leurs armes pour que je les soulage au moins de ce poids. Je suis bientôt chargé de trois ou quatre fusils en plus du mien, chacun pesant près de cinq kilos. De supporter ainsi le ...

38. Vieux camions

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  S’il y a des jours où je bénis d’avoir choisi la section « conducteurs », c’est quand nous allons nous initier à la conduite des camions. Non que je trouve, en fin de compte, un attrait particulier à cette activité, vu l’âge et l’allure des engins qui nous sont confiés. Mais pendant une demi-journée, nous échappons un peu à la sévère discipline du 1 er R.I. L’apprentissage de la conduite se fait sur un parcours situé dans l’enceinte du 1 er Régiment d’Hélicoptères de Combat, à Phalsbourg, où irons beaucoup de nos camarades une fois les classes terminées. Une unité qui se rapproche plus de l’armée de l’air par le caractère plus libéral de sa discipline. Tous les postulants au permis – voiture ou camions – montent à l’arrière d’un vieux Berliet à double commande qui nous conduit en une vingtaine de minutes assourdissantes et frigorifiantes, malgré la bâche, à Phalsbourg.  Puis nous formons un petit groupe assis sur les marches d...

39. La première Revue

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  Depuis un mois, et à part quelques sorties sur le terrain, nous sommes confinés dans le microcosme que constitue la compagnie d’instruction. Le reste de l’univers aurait pu cesser d’exister que nous n’en saurions rien. Au contraire des autres quartiers d’habitation qui donnent fièrement sur la grande place d’armes, la onzième compagnie est un monde à part, décalé. Le seul lieu où nous sommes parfois avec les autres soldats de « Picardie » est l’ordinaire. Encore n’y pénétrons-nous jamais qu’après avoir cédé notre place aux militaires des autres compagnies. Notre apprentissage de l’ordre serré ne se déroule que sur la place qui fait face à nos quartiers. Tout se passe comme si nous ne devions pas être vus par les autres soldats avant d’avoir acquis les gestes et les postures nous permettant de les côtoyer sans honte. En ce dernier vendredi du mois de février, le grand jour est arrivé. Nous sommes devenus « sortables ». Nous faiso...

40. Extrait du TTA150, le manuel des sous-officiers

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  «Aujourd’hui comme hier, en ville autant qu’à la campagne, le peuple accourt encore au spectacle d’une troupe en marche. Les années qui passent n’empêchent nullement les Parisiens d’assister nombreux aux défilés du 14 juillet, ni les Provinciaux de se presser sur les places des villages dès qu’un uniforme apparaît. Rien n’efface cette attirance des citoyens vers ceux de leurs enfants qui assurent la défense de la nation par les armes. Cet attrait des défilés ne laisse pas de surprendre alors que tout entraîne le peuple vers des distractions plus faciles. En réalité, le cérémonial militaire atteint le tréfonds national. (…) Selon le règlement, « I ‘école du soldat enseigne les mouvements individuels, sans arme, qui donnent à l’homme l’attitude martiale et l’allure dégagée et lui permettent de tenir sa place dans une troupe en ordre serré ». Cette définition, claire dans son contenu, est cependant limitée à l’aspect formel des gestes et doit êtr...

41. Un étrange bonheur

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  « La Fontaine, entendant plaindre le sort des damnés dans le feu de l’Enfer, dit : je me flatte qu’ils s’y accoutument, et qu’à la fin, ils sont là comme le poisson dans l’eau » Chamfort, Maximes et Pensées   Nous sommes là depuis six semaines, et déjà, la caserne a pris possession de nous. Les sensations disparates, incohérentes du premier jour se sont mués en une connaissance globale, instinctive, une gestalt qui jamais plus ne s’effacera de nos esprits. Nos yeux connaissent maintenant par cœur les bâtiments sévères, austères, faits de petites briques d’argile rouge, ou dans un ciment gris, délavé et indifférent ; nous ne tremblons plus guère en regardant les fenêtres grillagées, car derrière l’une d’entre elles est notre chambrée, cet endroit où parfois, un peu de solitude nous est accordée ; nous passons maintenant sans surprise devant les fûts rouillés de vieux canons réformés sur lesquels on a installé des...

42. Lemoine nous emmerde

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  Lemoine ne fait pas ce qu’il faut pour être des nôtres. Il rechigne à accepter les règles du jeu. Il ne semble pas prêt à porter sa part du fardeau commun. Il s’occupe de ses petites affaires, de son petit lit, de son armoire, toujours impeccablement rangée, alors que nous nettoyons fiévreusement le reste de la chambrée en prévision de la revue. Il se conduit comme un gosse, et non comme un homme. (En voici la preuve irréfutable : il dort non en caleçon, mais en pyjama !) En guise d’excuses, il nous présente son visage de gamin souffreteux. Il s’exprime d’une voix rauque et timide, comme s’il n’avait pas complètement fini de muer. Il semble toujours sur le point de larmoyer. Il a fait semblant d’être malade pour échapper à nos manœuvres sur le plateau de Lorquin, sans pour autant avoir fait d’effort pour entretenir la chambrée en notre absence. Du reste, nous savons peu de choses de lui. Il vient de la région parisienne. Quelques allusio...

43. La marche fourragère

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« Une heure d’ascension dans les montagnes fait d’un gredin et d’un saint deux créatures à peu près semblables. La fatigue est le chemin le plus court vers l’Egalité et la Fraternité – et durant le sommeil la Liberté finit par s’ajouter. » Nietzsche, Humain, trop humain.   Dès qu’un soldat du 1 er régiment d’Infanterie est habillé en tenue de parade ou de défilé, il porte à son épaule gauche la décoration collective que l’histoire accorda à cette unité : une fourragère aux couleurs de la médaille militaire, verte et or. Traditionnellement, cette décoration n’est remise qu’à la fin de la période d’instruction, quand on considère que les jeunes soldats sont enfin devenus dignes de l’arborer.  Pour marquer ce passage, à lieu préalablement la marche fourragère, qui est comme la clôture du rite initiatique que constituent les deux mois (pour les appelés) ou quatre mois (pour les engagés volontaires) de classes. Cette marche dure gé...

44. Remise de la fourragère

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  Fenêtrange, fin mars 1995… « Section ! Garde-à-vous ! » L’ordre a sèchement retentit. Tous ensemble, nous avons ramené le pied gauche contre le droit, plaqué nos mains contre nos cuisses, tous les doigts bien tendus, nous avons  bombé le torse, redressé la tête, lancé un regard fier vers quelque  horizon imaginaire, nos bérets bien ajustés, avec la flamme de l’Infanterie brillant sur le côté droit, nos rangers bien cirées, car nous savons que le sergent les considérera tout à l’heure d’un œil soupçonneux. Nous sommes sur une petite place, dans ce village médiéval de Fénétrange, dans un froid glacial qui fait trembler l’extrémité des baïonnettes accrochées aux canons de nos fusils. Nous avons obéi, nous,  ces jeunes hommes, un ou deux trop jeunes même pour prétendre à d’autre titre que celui d’adolescent, individus qui viennent de manœuvrer avec cette mystérieuse communauté qu’on observe parfois chez ces bancs de p...