36. Départ pour le camp de Lorquin
Après un long mois d’enfermement presque absolu entre les murs de la caserne, interrompu seulement par une permission trop courte, nous connaissons l’ivresse de la première véritable sortie. En début d’après-midi – après une première partie de journée consacrée à des T.I.G. et à la préparation de nos affaires – nous sommes partis, en file indienne, pour les quelques heures de marche qui devaient nous conduire jusqu’au plateau herbeux et désolé de Lorquin, où allait avoir lieu une partie de notre instruction au combat. On nous avait demandé de préparer nos sacs à dos en les remplissant de suffisamment de frusques pour deux semaines de manœuvres, alors même que nous ne devions passer que trois jours sur le terrain. Nos supérieurs procédèrent avant le départ à une sourcilleuse revue de paquetage, attentifs à ce que nous n’omissions pas une seule miette de notre pesant et inutile fardeau.
L’un après l’autre, les soldats chargent leurs sacs sur leurs épaules, déjà douloureuses avant le premier pas, se saisissent de leur fusil, et franchissent un à un le portail Rabier, salué par le soldat de garde. La joie de sortir de notre prison allège un peu notre marche. Certains arborent même un même léger sourire, libéré et résolu. Alors que les grilles de fer se referment derrière nous, et que nous notre marche nous fait rapidement quitter les rues de Sarrebourg, nous n’avons d’yeux que pour les vallonnements bleutés des collines herbeuses vers lesquelles nous progressons. Nos pas sont déterminés. Si le sergent-chef nous avait ordonnés de chanter, nos voix se seraient élevées avec vivacité et puissance dans l’air frais. Mais il ne nous commande rien de tel. Il se contente de marcher le long des rangs, d’un pas rapide, nous scrutant au passage d’un regard morne et porcin. Arrivé en tête de colonne, il s’arrête et attend que tout le monde le dépasse ; puis il reprend sa progression soucieuse.
Nous parvenons en rase campagne. Je contemple la rivière proche, les prairies en friche, les bosquets épars, comme les visages d’amis trop longtemps perdus de vue. Mais la place qui m’est fixée dans cette colonne, ainsi que le va-et-vient obsédant du sergent-chef, opprime en moi tout sentiment de liberté. J’accueille cependant avec plaisir le vent froid, chargé de senteurs de fermes abandonnées, comme une brise marine qui m’ouvrait la porte de tous les océans. Il y a dans le ciel, dans la configuration des nuages blancs qui passent avec la nonchalance d’éléphants assoupis, je ne sais quoi d’amical en même temps que de tragique.
Car triste est cependant notre colonne, est était ce spectacle, finalement, de ces hommes jeunes, aux crânes rasés, que l’on envoie se faire des muscles, acquérir des réflexes, développer leur courage. Car cela rappelle d’autres temps, où de tels jeux n’avaient rien d’innocents, où beaucoup perdirent la vie.
Nous sommes à Imling. Sur la route, il y a quelques camions qui passent, des véhicules militaires, cahotant sur la chaussée mal revêtue. Ils émergent d’un portail bordé des deux palissades, sur lequel on lit « services des essences ». Même en s’éloignant de Sarrebourg, même dans cette campagne verte, l’armée, ici, est omniprésente.
A l’arrière d’un des camions, on voit des soldats assis sur des banquettes de bois, comiquement secoués par les cahots. Nous croisons leurs regards. Ce sont des « anciens », cela se voit à leurs parkas camouflées, et aux distinctions de première classe qui barrent leur poitrine d’un trait rouge oblique. Ils ont pour nous le vague mépris qu’ont les vieux militaires pour les « bleus », alors même qu’ils ne semblent pas plus âgés que nous. J’essaie de les regarder avec amitié.
Je souris, j’esquisse un petit geste de la main, et bientôt tous les soldats du camion nous saluent avec une gravité légère, tandis que mes camarades de la colonne leurs répondent avec des gestes timides de la main. J’ai surpris une moue amusée sur le visage du sergent-chef alors qu’il regarde le camion s’éloigner.
Peu après une passerelle métallique, près d’une maison en ruines qui fut sans doute une gare bien des décennies auparavant et qui porte une pancarte bleue où est inscrit « La Forge », nous quittons la route, empruntant le petit sentier qui monte vers le plateau de Lorquin. Celui-ci nous apparaît dans toute son aridité inhospitalière. Ce ne sont qu’herbes hautes balayées par les vents, arbres isolés, petits ravins encaissés trouant le plateau de grandes cicatrices vertes. Nous traversons longuement ce désert où seules les ronces doivent se plaire. La traversée est interminable. Nous installerons enfin le campement sous les arches d’anciens silos en béton. Chacun d’entre nous va chercher quelques branches. Nous préparons un immense feu sur lequel nous cuirons notre repas et dont les braises nous réchaufferont durant la nuit glaciale. Le soir tombe. Nos paroles sont rares. Pour que l’ambiance fût bonne, il aurait fallu que nous chantions, ou encore que nous nous racontions des histoires de fantômes. Mais nous sommes trop fatigués pour cela. Nos gradés sont d’humeur maussade. Nous n’avons qu’une hâte : dormir. J’installe mon sac de couchage dans un endroit un peu à l’écart, contre la paroi froide mais rassurante de ce qui ressemble aux arches d’un vieux pont.
L’enthousiasme du matin n’a pas résisté à notre fatigue physique, ni à la présence obsédante des gradés autour de nous pendant notre longue marche. Il n’a pas résisté non plus à l’aspect désolé du plateau. Nous n’apercevons au loin que des plaines grises et des forêts sombres. La seule note de couleur est la calotte de neige qui recouvre le sommet du Donon, au Sud.
Mon humeur est à la tristesse. La joyeuse conversation de Salani qui partage ma cavité ne m’arrache que des sourires feints. Je me roule en boule autant que je peux, mais le froid du béton traverse la couverture. A l’extérieur, il pleut. La nuit est trop froide pour que je dorme beaucoup
*
Le lendemain matin, un petit déjeuner avalé trop vite, des injures dès le réveil, et le départ par un de ces petits ravins dans lequel va se dérouler notre entraînement. Au milieu des arbustes qui nous réduisent notre visibilité à peu de choses, nous devrons apprendre à progresser par deux, en « binôme » au sein d’un territoire inconnu et potentiellement infesté d’ennemis. Nous portons nos fusils, chargés à blanc, de fausses grenades qui, en explosant, produisent d’inoffensifs nuages de plâtre. La seule arme véritable que nous avons est la baïonnette accrochée à notre ceinturon dans son étui de caoutchouc. Mais nous ne sommes pas censés la brandir devant nos invisibles ennemis.
Le lieutenant se charge de la répartition des binômes. Je suis avec Salani. L’exercice commence, et nous apprenons comment nous déplacer, nous camoufler, à quel endroit regarder, comment ne pas se faire repérer.
Le lieutenant est plutôt bonhomme, et Salani et moi ne nous débrouillons pas trop mal. Cependant, une sourde pesanteur m’accable. Je sens, sans pouvoir m’expliquer pourquoi, que cette période à Lorquin laissera dans ma mémoire un goût de cendres
Commentaires
Enregistrer un commentaire