42. Lemoine nous emmerde

Lemoine ne fait pas ce qu’il faut pour être des nôtres. Il rechigne à accepter les règles du jeu. Il ne semble pas prêt à porter sa part du fardeau commun. Il s’occupe de ses petites affaires, de son petit lit, de son armoire, toujours impeccablement rangée, alors que nous nettoyons fiévreusement le reste de la chambrée en prévision de la revue. Il se conduit comme un gosse, et non comme un homme. (En voici la preuve irréfutable : il dort non en caleçon, mais en pyjama !) En guise d’excuses, il nous présente son visage de gamin souffreteux. Il s’exprime d’une voix rauque et timide, comme s’il n’avait pas complètement fini de muer. Il semble toujours sur le point de larmoyer. Il a fait semblant d’être malade pour échapper à nos manœuvres sur le plateau de Lorquin, sans pour autant avoir fait d’effort pour entretenir la chambrée en notre absence.
Du reste, nous savons peu de choses de lui. Il vient de la région parisienne. Quelques allusions à ses loisirs semblent démontrer qu’il est issu d’un milieu social relativement favorisé. Il ne semble avoir qu’une passion, typiquement adolescente, les jeux de rôles, avec une prédilection pour ceux qui mettent en scène le mythe du fameux Cthulhu, bien qu’il ne semble pas avoir lu Lovecraft.
Avant chaque départ en permission, c’est le grand nettoyage. Parquet à cirer, dessus des armoires où le gradé, tout à l’heure, promènera son doigt fureteur, prises de courant même, tout doit être propre, impeccable, nickel. En équilibre sur la fenêtre, je nettoie fiévreusement les vitres, tandis que Ricardo s’occupe du sol, et que Mathieu est aux douches. Nous avons fait rapidement nos lits, mis un peu d’ordre dans nos armoires, avant de nous astreindre à ces tâches collectives. « Ils » nous ont dit une nouvelle fois que les locataires d’une chambre mal entretenue pouvaient se voir consigner à la caserne. Nous n’y croyions plus trop, mais nous savons que la semaine dernière, dans une autre section, le départ a été à ce point retardé que les appelés habitant le plus loin, et en conséquence les plus dépendants des horaires des trains, ont dû rester à Sarrebourg. C’est pourquoi nous frottons, astiquons, lavons avec un soin redoublé, tentant de donner quelque lustre à cette pauvre pièce dans laquelle nous logeons.
Lemoine, lui, se soustrait à l’effort commun. Comme d’habitude, il poursuit un unique but : que son armoire, à lui, soit la mieux rangée possible, afin que son contenu ne vole pas lors de l’arrivée du sergent ou de l’adjudant. Son lit est fait au millimètre, ce lit dans lequel il s’installe, le soir, après avoir revêtu son pyjama, qui, je le répète, est une marque suprême de gaminerie en cet endroit où on dort virilement en caleçon, quand ce n’est pas à poil.
Ce jour-là, quelques mauvais regards fusent vers Lemoine alors qu’il s’assure une fois de plus de la symétrie des vêtements posés sur une de ses étagères, alors que nous autres nous partageons le nettoyage collectif.
« Cela ne te gêne pas trop de la jouer perso, demande Ricardo d’un ton rêche ?
– Oui, tu devrais participer un peu avec nous, Lemoine, murmurai-je »
Lemoine a la mauvaise idée de répondre, avec sa moue d’enfant triste :
« Moi, je n’ai pas envie que le sergent foute en l’air mes affaires. »
Ricardo, qui frottait le dessus d’une armoire, perché sur un tabouret, a bondi brusquement. Sa carrure est impressionnante. Il plaque contre le mur Lemoine, qui est encore plus frêle que moi. Je descends de ma fenêtre, le chiffon à la main, et regarde la scène, inquiet. Ricardo gronde :
« Tu commences à nous emmerder ! On est tous là à se défoncer pour éviter de se faire allumer, et toi tu t’occupes de tes petites affaires ! C’est moi le chef de chambre, et c’est moi qui me ferai engueuler, si quelque chose traîne ! Mais ça n’a pas d’importance pour Monsieur, tant que son armoire est bien rangée ! »
Sa main s’est refermée sur le col du treillis de Lemoine, qui devient blême, et serre les lèvres, le regard éperdu. Je sens que la violence est sur le point de se déchaîner, qu’il suffit d’un rien pour qu’un coup ne s’abatte sur mon camarade. Lemoine a la sagesse de ne rien répondre. Pacifique de nature, Ricardo le lâche, après un dernier rappel à l’ordre furieux. Lemoine prend un chiffon, et vient enfin nous aider.
J’observe les sentiments qui jouent en moi. Je suis également furieux contre Lemoine. Mais pourquoi le suis-je ? Pourquoi le sommes-nous tous ? Parce qu’il a refusé de rentrer dans le jeu collectif que la pression des gradés nous impose. Il a refusé la cohésion forcée que les menaces du sergent nous obligent à adopter. Dans son égoïsme, il a été libre. Si la main de Ricardo avait frappé, ou si moi-même m’était laissé également entraîner dans cette fureur, nous n’aurions été que les intermédiaires du sergent ou de l’adjudant. Suivant les règles au point de les avoir intégrées, nous aurions puni Lemoine de ne pas se conduire en soldat. Nous aurions été les auxiliaires de nos chefs…
Car c’est ce que nous sommes devenus, des soldats.
*
Arrive enfin l’heure de la revue. Le sergent survient. Nous nous mettons au garde-à-vous. Il inspecte la chambre, ouvre les armoires, jette quelques-unes de nos affaires sur nos lits. Il contemple celle de Lemoine, propre et ordonnée jusqu’à la nausée. Il en vide une bonne moitié sur le sol. Nous ricanons sous cap. Lemoine semble sur le point de pleurer. Le sergent quitte la chambre, sous nos sourires complices.
« Tu n’as eu que ce que tu méritais, Lemoine ! »
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