44. Remise de la fourragère
Fenêtrange, fin mars 1995…
« Section ! Garde-à-vous ! »
L’ordre a sèchement retentit. Tous ensemble, nous avons ramené le pied gauche contre le droit, plaqué nos mains contre nos cuisses, tous les doigts bien tendus, nous avons bombé le torse, redressé la tête, lancé un regard fier vers quelque horizon imaginaire, nos bérets bien ajustés, avec la flamme de l’Infanterie brillant sur le côté droit, nos rangers bien cirées, car nous savons que le sergent les considérera tout à l’heure d’un œil soupçonneux.
Nous sommes sur une petite place, dans ce village médiéval de Fénétrange, dans un froid glacial qui fait trembler l’extrémité des baïonnettes accrochées aux canons de nos fusils.
Nous avons obéi, nous, ces jeunes hommes, un ou deux trop jeunes même pour prétendre à d’autre titre que celui d’adolescent, individus qui viennent de manœuvrer avec cette mystérieuse communauté qu’on observe parfois chez ces bancs de poissons tropicaux qui, sous l’influence d’on ne sait quel signal, virent de bord tous ensemble, dans la plus parfaite harmonie. L’instant auparavant, quoi que déjà figés dans la position du repos réglementaire (qui est, comme aiment à nous le rappeler nos chefs, un garde-à-vous qui s’ignore.), nous étions encore différents, indépendants ; les plus hardis échangeaient quelques paroles chuchotées, comptant sur la pénombre de cette matinée pour échapper à l’ire éventuelle des supérieurs ; mais l’ordre a été donné, et nous sommes soudain devenus semblables, identiques, trente jumeaux issus d’une même improbable et monstrueuse grossesse ; nos vêtements sont similaires, nos physionomies arborent la même expression fière et convenue, nos silhouettes identiquement sveltes car l’entraînement a dégraissé les plus massifs d’entre nous ; les petits – les rase bitume, comme dit le sergent F… avec un tendre mépris – les petits, donc, se redressent tant qu’ils le peuvent, ceux dont le visage est encore trop enfantin prennent garde à durcir leurs traits.
Cependant, d’être devenus parfaitement identiques a coupé tout lien entre nous. Chacun ne voit plus que la nuque de celui qui le précède, ceux du premier rang ne regardent rien ; seul sera ramené au statut d’individu celui qui se distinguera d’une manière ou d’une autre ; encore que cette manière-là sera, quoi qu’il arrive, une fort mauvaise chose, et lui vaudra, selon le supérieur auquel il aura à faire, un murmure rigolard ou des injures hurlées, par lesquelles il lui sera signifié qu’il n’est pas convenablement aligné, que ces chaussures ne brillent pas suffisamment, ou que quelque autre détail de sa tenue ne satisfait pas au règlement.
Aujourd’hui marque la fin de notre instruction et le jour où, après avoir été décorés par les notables de Fenêtrange de la fourragère aux couleurs de la médaille militaire que l’Histoire a accordé à notre régiment, nous défilons sur la grande rue de la ville, applaudis par la foule admirative, dans laquelle je remarque les femmes qui nous regardent avec une intensité particulière, alors que nous marcherons au pas, l’air fier. Sans doute est-ce de voir des éphèbes sanglés dans des treillis de parade avantageux qui fait ainsi briller dans leurs yeux une sorte de trouble concupiscence. Elles viennent là parce que parce que nous sommes jeunes, pas contrefaits, et même souvent beaux. Nous sommes de fiers combattants, prêts à partir pour la guerre.
Mais heureusement, nous sommes nés à une époque qui nous épargnera cela. Nous ne partons pour la guerre. Nous en revenons, cependant. D’une petite guerre inoffensive, mais a quand même laissé de profondes traces en nous, qui a fait, même, quelques victimes qui n’ont pas été capables d’aller jusqu’au bout. Cette guerre-là a duré deux mois. Aujourd’hui, tandis que la musique du régiment entonne une marche martiale, les instruments brillants sous un Soleil qui ne réchauffe pas le froid encore glacial de ce mois de mars lorrain, je repense à la longue lutte que mes camarades et moi-même venons de mener.

Chaque minute des deux longs mois de la période d’instruction, les classes, comme on les appelle, a été le théâtre d’une bataille, mais contre quoi, je ne saurais, même à l’heure où j’écris ces lignes, la définir ; contre nos supérieurs, en apparence, mais plus encore contre nous-mêmes. Dans cette confrontation avec mes propres faiblesse, il m’est arrivé de remporter de glorieuses victoires, mais aussi de subir si crânement la défaite que je pouvais quitter le champ de bataille, la tête haute, et puis il m’est arrivé d’être lâche, mesquin, faible, d’être petit, mais toujours, cependant, j’avais finalement trouvé la force de relever la tête et de regarder en face ma médiocrité, de la gifler, de la foudroyer d’un geste ou d’un mot.
Deux mois de guerre donc, deux mois de savantes manipulations pour faire de nous des soldats dans le corps et dans l’âme, ceci se faisant, comme je l’ai dit, non sans victime, non sans douleur. Dans notre section, les désertions, les manifestations subites de dépression, et même les réformes pour motifs psychiatriques furent nombreuses, à tel point que le commandant d’unité s’en alarma et qu’un grand nombre de cadres furent blâmés pour abus d’autorité. A ce régime, la quarantaine de jeunes hommes qui formaient notre section, un bon tiers ne put s’adapter – dont les quelques-uns uns qui partirent – un second tiers s’intégra mal, les autres surent plus ou moins affronter les événements. J’eus la chance de faire partie de ce dernier groupe, et je le constatai avec un mélange de surprise et d’orgueil. J’étais le brave étudiant, l’intellectuel fluet, qui se révélait à l’usage plus solide que les quelques gros durs qui roulaient des mécaniques au début… avant de s’effondrer comme des loques à la fin. Mais si dans l’ensemble, j’ai gagné la guerre, j’ai perdu bon nombre de batailles avant l’adoubement final.
Quel adoubement ? Je suis devenu un soldat. Sans m’en rendre compte, progressivement, sans avoir l’air d’y toucher, tous ces gradés gueulards ont fait de moi un militaire. Non pas en recouvrant mon Moi profond de je ne sais quelque couche de manipulation, mais au contraire en révélant un quelque chose de caché, en mettant à jour des inclinations que je ne me connaissais pas.
Je suis toujours un petit jeune homme frêle. Bien des choses encore me font peur. Mais il y a en moi une dureté nouvelle, une fermeté que je ne me connaissais pas. L’humiliation, la souffrance physique, l’extrême fatigue : tout cela passe sur moi, entre en moi.
Mais ce que je suis demeure. La vérité de mon être. La nature de mon âme. Révélée enfin à mes yeux. Mieux qu’une psychanalyse : une naissance.
Ou, ce qui revient au même : une initiation.
Le maire de Fénétrange nous accueille dans la grande salle des fêtes de la mairie. La musique du régiment est avec nous. Le premier magistrat se lance dans un vaste discours décrivant l’histoire de sa ville, dont il prononce le nom avec des accents gaulliens. Je m’approche discrètement des soldats de la section musique, sachant qu’elle sera mienne, commence à nouer quelques liens.
Je sais que la journée de demain sera la dernière à la onzième compagnie. Nous nettoierons tout à fond, pour qu’un nouveau contingent nous succède, occupe nos chambrées, connaissent ce que nous avons connu. Après-demain sera le jour des adieux à la compagnie d’instruction, la fin de la première partie de ce voyage de dix mois à la découverte de l’armée. Et de soi-même.
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