41. Un étrange bonheur
« La Fontaine, entendant plaindre le sort des damnés dans le feu de l’Enfer,
dit : je me flatte qu’ils s’y accoutument, et qu’à la fin, ils sont là
comme le poisson dans l’eau »
Chamfort, Maximes et Pensées
Nous sommes là depuis six semaines, et déjà, la caserne a pris possession de nous. Les sensations disparates, incohérentes du premier jour se sont mués en une connaissance globale, instinctive, une gestalt qui jamais plus ne s’effacera de nos esprits.
Nos yeux connaissent maintenant par cœur les bâtiments sévères, austères, faits de petites briques d’argile rouge, ou dans un ciment gris, délavé et indifférent ; nous ne tremblons plus guère en regardant les fenêtres grillagées, car derrière l’une d’entre elles est notre chambrée, cet endroit où parfois, un peu de solitude nous est accordée ; nous passons maintenant sans surprise devant les fûts rouillés de vieux canons réformés sur lesquels on a installé des fleurs.
Des oiseaux nichent dans de petites anfractuosités en haut des murs, ou dans les cheminées inutilisées. De petits corvidés – des choucas – qui se rassemblent à l’aube et au crépuscule pour emplir l’air de leurs petits coassements secs. Ils ne quittent, pendant le jour, le régiment que pour des destinations qui nous échappent, pour un extérieur inaccessible, et donc inexistant à nos yeux. Nous ne les connaissons que comme les petites créatures ironiques qui saluent d’une éternelle bonne humeur la venue de la nuit comme celle du jour.
Notre oreille est pleine des ordres qui claquent, proches ou lointains, des ordres qui nous sont adressés ou qui concernent les «autres » ; il y a le martèlement des pas d’une section, le pied gauche marquant avec force le premier temps, et il y a les mains qui frappent avec ensemble la crosse d’un fusil. Il y a le gargouillis des gros camions qui s’ébranlent lourdement, le crissement d’un poste de radio, et un bruit métallique, grave, étouffé, mais étrangement pénétrant qui vient du local de tir, là-bas, du côté des garages. Et puis, surréalistes, impossibles, incroyables, il y a les bruits de la ville toute proche, des voitures qui circulent, des enfants aux voix aiguës, des conversations de femmes.
Le nez s’accoutume à l’odeur de diesel, lourde mais pas désagréable ; et à celle de la poudre, piquante mais étrangement excitante, avec, en dessous, la note plus sombre de l’huile qu’on met dans les armes à feu après les avoir nettoyées de longues heures, les gradés faisant mine de n’être jamais satisfait du résultat ; vers midi, il y a les vapeurs échappées des cuisines de l’ordinaire, l’ordinaire où l’on se rendra en «ordre serré » – en marchant au pas – et en entonnant un chant, toujours le même pendant toutes les classes, Soldat d’infanterie.
Rassemblement pour l’ordinaire ! On a descendu précipitamment les escaliers, on s’est mis en rang «en colonnes par quatre ! » au bas du bâtiment de la 11ème Compagnie, sous la rangée d’arbres, et on s’est mis en marche, le refrain d’abord :
Soldat d’infanterie, comme les anciens preux
Servant France chérie sous la voûte des cieux
Maintenons cette flamme qui à Verdun brûlait
Trempons d’acier notre âme de fantassins français.
Nous passons sous la vieille horloge, marquant bien le pas du pied gauche.
« Plus fort ! Voix de pucelles ! » hurle le sergent. Nous attaquons le premier couplet :
Du levant au couchant de notre beau pays
Les gens depuis toujours gardent le même esprit
Qu’ils descendent du ciel ou de leurs chars brûlants
Qu’ils portent l’ancre d’or ou bien le képi blanc
La grenade de ligne ou bien le cor d’argent
Leur cri de ralliement restera en avant
Tandis que nous reprenons le refrain, je me demande si mes camarades s’interrogent sur les références ésotériques contenues dans ce couplet martial. Combien d’entre eux savent seulement à quoi le « képi blanc » fait allusion. Notre sous-chef de section lui-même, ce petit pète-sec que nous appellerons bientôt le nain de jardin, a écrit les paroles de la chanson sur le tableau de notre salle d’instruction avec une orthographe suffisamment fantaisiste pour que je soupçonne que lui-même ne la chante, comme la plupart d’entre nous, que comme une suite de syllabes sans significations, comme une mélopée chinoise qu’on nous aurait demandé d’apprendre par cœur pour accueillir un général de ce pays venu nous rendre visite.
S’il nous faut des exemples regardons le passé
Ces combats courageux dont nous sommes héritiers
Sous le soleil de feu la froidure et le vent
Vaillants sous le harnais tenant le premier rang
Comme à Sidi Brahim Camerone et Bazeilles
L’infanterie partout a su faire merveille
Je renonce cette fois à me demander si Camerone, Bazeilles, etc. signifie quelque chose pour ceux avec lesquels je marche. Je connais la réponse, et puis qu’importe : si je l’avais moi-même ignoré, je n’aurais guère cherché, je l’avoue, à me documenter sur les paroles de ce chant ; à force de le répéter matin, midi et soir, il a pris pour nous l’allure d’une rengaine lassante, prétexte d’engueulades nouvelles quand nos voix déraillent ou que la mémoire de l’un d’entre nous défaille.
Quand les chars gronderont sur le sol ennemi
Le temps viendra pour moi de dire adieu à ma mie
Au fracas de combats je suivrai mes aînés
Sans crainte de la mort qui épie le guerrier
Et si un beau matin elle me prend pour amant
Que ce soit la victoire qui vienne par mon sang
Je ne sais plus si les mots que je chante sont le reflet de la plus grande stupidité ou l’incarnation de la plus haute noblesse. Depuis un instant déjà, je n’entends plus ce qui se passe autour de moi. Alors que notre section longeait le terrain de football et se glissait entre un hangar à camions et la vieille baraque en ruine qui pue encore les gaz urticants que le sergent nous a obligé à respirer sans la protection du masque à gaz, j’ai senti subitement la véritable odeur de la caserne. Ni une odeur de gaz, de fumée ou de poudre, mais quelque chose de plus discret que cela, et cependant toujours présent ; c’est une fragrance indéfinissable, que l’on soupçonne plutôt qu’on ne la sent ; c’est une odeur moite, l’odeur de notre sueur quand nous attendons, au garde-à-vous, que le supérieur passe parmi nos rangs, vérifie notre accoutrement, nous engueule, acerbe, les yeux vrillés sur nous ; cette odeur fait penser aux flaques d’eau, indifférentes, qui restent là, près des hangars, en attendant que notre pas martelé les ride, les bouleverse, sans jamais totalement les assécher ; il y a aussi les arbres à l’écorce épaisse et humide, l’odeur matinale des chambrées, la vieille éponge trouée avec laquelle je nettoie les douches où un connard a pissé pendant la nuit ; il y a l’odeur de mon corps qui chaque jour maigrit, se durcit, se muscle, avec mes mains qui restent blanches, comme fragiles, quand elles sortent de la manche kaki, rugueuse et impitoyable, de mon uniforme : mon corps qui apprend la fatigue, la faim et la soif, par moments même la douleur.
Mon corps qui est toujours nu, car j’ai compris que le treillis n’est que nudité ; le treillis est l’armée faite étoffe, il est l’autorité tissée et cousue, il est l’autorité, l’obéissance et la discipline plaquée sur ma peau de mon dos, de mes cuisses, de mes bras, jusqu’aux endroits les plus intimes de l’homme. J’ai cessé graduellement d’être Sébastien T… , diplômé en ceci ou en cela, ayant rédigé un mémoire de recherche sur tel ou tel thème. Je n’ai même plus de prénom. Je suis le grenadier voltigeur T… , trois syllabes martiales qui claquent dans la bouche des supérieurs quand ils m’interpellent, et que j’ai appris à prononcer moi-même avec cette brièveté guerrière, étouffant la première diphtongue en un grondement bas.
Les jours se lèvent les uns après les autres. Ordre serré, ordinaire, séance de tirs, nettoyage d’armement, engueulades, instruction en salle, T.I.G. ou travaux d’intérêts généraux (on ne dit plus : corvées), revues de chambre, revues de T.I.G., revues de paquetage.
Le soleil se lève sur une section en marche, sur une section qui court, sur une section qui tire. Bruit de ceinturons, de sacs à dos qu’on pose lourdement sur le sol, rafales qui claquent, ordres et contrordres qui se succèdent, plaisanteries de chambrée, discussion entre amis, camarades qui se confient, le soir, quand la journée a été plus rude, le sergent plus gueulard que de coutume, et qu’ainsi les barreaux de la fenêtre paraissent plus épais. Joies éphémères ou durables, lâchetés soudaines, et puis fatigue, épuisement, et là, quand je suis au plus bas, un sursaut, une joie soudaine de souffrir car je me durcis, j’éprouve mon courage naissant, et une pensée pour Nietzsche – ce qui ne me tue pas me rend plus fort.
Retour de permission, le soir. Je montre ma carte de Service Militaire Actif au planton de garde, au portail Rabier, et je traverse la grande place d’armes, entourée de fenêtres pour la plupart éteintes.
Je regarde avec amitié les ombres que les lampadaires et la pleine Lune dessinent en usant comme stylet de la hampe du grand drapeau qui flottera demain dès l’aube, comme chaque matin.
Je rejoins la 11ème compagnie, consulte les ordres écrits de la semaine : la rentrée va être occupée ! J’enferme mon sac à clé dans une armoire, et curieusement, je me dépouille le plus vite possible de mes vêtements civils, et vais prendre ma douche.
Avant de regagner la chambrée, je me contemple un bref instant dans le miroir des lavabos, ma trousse de toilette à la main, vêtu de mon survêtement bleu. Je me vois maigre, presque fluet, mais les épaules plus larges qu’elles n’ont jamais été ; 1,71 m, 58 kg de muscles affinés. Qui dit mieux ? J’ai même attrapé les « tablettes de chocolat » ! Quant à l’esprit, lui aussi s’est durci, blindé. Mais je ne me suis ni abruti, ni insensibilisé, bien au contraire.
Un sentiment monte en moi. Il est contradiction avec tout ce qu’avait été ma vie avant, et cependant je l’accepte, car entre ces murs, j’aurai appris au moins cela : ne jamais se soumettre, mais toujours accepter. Deux choses bien différentes. Je vais me coucher, je m’endors avec ce sentiment étrange à mes côtés.
Je suis heureux d’être là.
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