37. Retour de Lorquin, dans la nuit et la pluie

 



C’est une nuit âpre que cette nuit de février. C’est sous un ciel gris et bas que nous avançons, un ciel qui devint vite noir, car la nuit tombe. Nos silhouettes se meuvent d’un pas pesant. On voit luire, à nos flancs, les éclats métalliques de nos fusils, retenus à nos épaules par une large sangle. La plupart des dos ploient sous le poids des lourds sacs de couleur kaki, la même teinte que celle de nos vêtements.

Honteusement, comme je suis dispensé de charges lourdes, je ne porte qu’une musette. Les « sédentaires stricts » sont bien au chaud à la caserne, ainsi que Lemoine, l’autre dispensé‚ de charges, très malade avant notre départ pour le camp, et que nous retrouverons frais comme un gardon en entrant dans la chambrée.

 Des camarades épuisés me tendent leurs armes pour que je les soulage au moins de ce poids. Je suis bientôt chargé de trois ou quatre fusils en plus du mien, chacun pesant près de cinq kilos. De supporter ainsi le même fardeau que les autres me soulage. J’accepte ces armes non pas ennui mais avec reconnaissance. Le sous-lieutenant Paulty, s’étant aperçu malgré la quasi obscurité de tout ce que je transporte m’a adjoint de rendre les armes à leurs légitimes propriétaires, ce que je fais – avant de les reprendre discrètement.

Une gourde, quelque chose qui ressemble à un couteau,  tout un bric-à-brac enfin s’accroche à nos vêtements de «combat » et s’ajoute au poids des sacs et des fusils pour rendre la marche lourde. Dans l’obscurité, les visages sont presque indistincts. J’aperçois cependant le visage fin, au menton un peu fuyant, l’œil bleu et franc de Yannick. Je serre les lèvres. Mon regard s’attarde par moments sur la cime des arbres qui se distinguent à peine du noir abîme du ciel. 

Puis je fixe à nouveau mon regard devant moi. Avec une étrange complaisance, je m’attarde sur mon inconfort, ma lassitude. Je me sens fatigué, affamé, dévoré par la soif, plein de lassitude, le corps perclus de dizaines de petites souffrances qui ne forment plus qu’une vaste douleur, une sourde pesanteur qui accable mon âme. Je suis fatigué, j’en ai assez. La sangle de mon arme coupe mon épaule, le poids des fusils dont je soulage mes amis tranquillise ma conscience mais arrache mes bras. Quant à mes pieds, la peau de la plante est en lambeaux, aussi bien pour le droit que pour le gauche. Le tissu rêche des grosses chaussettes vertes tient lieu d’épiderme. Plus tard, de retour à la caserne, je verrai sans doute de larges traces brunes de sang sur la semelle intérieure des rangers. Je commence à en avoir l’habitude. Il me faudra alors serrer les mâchoires pour enlever – non, pour arracher – ces maudites chaussettes qui font désormais partie de ma chair. Entre chaque orteil, il y a des plaies, et j’ai un gros trou derrière le talon.

Je cesse un instant de m’occuper de moi, je regarde ces fantômes qui marchent avec moi, ces lourds paquets de boue que nous sommes, disparaissant sous la toile verte des ponchos qui les recouvrent  ; vision immémoriale des soldats harassés et sales rejoignant leur camp dans la tourmente.

Car comme si toutes ces affres ne suffisaient pas, un Dieu taquin semble décidé à mettre la dernière touche à ce purgatoire. Un vent violent et froid projette de minces cristaux de glace sur nos visages, qui s’enfoncent dans la peau comme autant de clous. Nous  marchons dans le noir complet de la forêt du camp d’entraînement de Lorquin. Il a beaucoup plu les jours précédents, et le sol n’est plus qu’une masse de boue glissante. Maladroit comme toujours, je suis déjà tombé‚ deux fois. Le tissu de mon treillis de combat imbibé de cette boue glaciale colle à ma peau. Des cristaux de glace et des gouttes d’eau constellent mes verres de lunettes ; je n’y vois plus rien, et n’ai donc même pas la satisfaction de vérifier si, dans notre supplice, nous nous rapprochons du but. Combien de kilomètres encore, combien d’heures ?

Soudain, couvrant tout juste le souffle du vent, se fait entendre la voix de Yannick :

« Tout va bien, Sébastien ? demande-t-il tranquillement.

 –  Tout va bien, et toi, ça va ? dis-je.

-C’est bon. Un peu froid, quand même, hein ?

-Que veux-tu, il faut croire qu’on est là pour en baver.

-C’est vrai ça, pour un peu, on se croirait à l’armée ! », ironise Yannick.

« N’empêche qu’on se les gèle », dis-je

« Les mains, les pieds, les burnes et le reste », complète Yannick.

 « C’est vrai. Mais dans trois ou quatre heures, on sera bien au chaud, quelque part, j’en suis sûr.

 – Je sens qu’on dormira bien, une fois arrivés, copain. »

Sur quel ton a-t-il prononcé ce dernier mot ? Yannick est-il donc un sorcier, un magicien ? Copain.

La fatigue, le froid, les douleurs aux pieds sont toujours là, bien présents, mais je n’y attache soudain plus beaucoup d’importance. Je marche d’un pas plus vif, plus ferme.

Je dévie un peu sur la droite, et ma main effleure un instant celle de Yannick. Elle est encore plus glaciale que la mienne. Le pauvre.

Je l’observe. Son casque recouvre une chevelure rase qui confère  à ses traits à la fois la virilité du soldat qu’il était devenu, et la sensibilité de l’homme, et presque de l’enfant, qu’il est encore. Si la nuit avait été moins épaisse, j’aurais pu le voir mieux ; je regrettais de ne pouvoir contempler pleinement l’éclat serein et franc des yeux bleus de mon ami, et voir à quel point nous sommes semblables.

*

Autour de nous, on ne distingue maintenant  qu’une masse sombre d’arbres entremêlés, au milieu de laquelle le sentier semblait être happé, langue noire disparaissant dans une gueule noire.

Nous progressons avec difficulté‚ dans une boue de plus en plus épaisse. Nous dévalons brusquement un talus de quelques mètres. Yannick parvient à rester debout, mais je sens mon pied se dérober brusquement, et je glisse sur le dos, me recouvrant d’une nouvelle épaisseur de boue. Mes armes s’étalent en désordre. Je les ramasse avec une bonne humeur apparente, puisqu’il est dit que T…  reste smart et  ne perd jamais le sourire, et je repars.

Nous nous trouvons maintenant sur un vieux chemin de halage, couvert d’une herbe épaisse, qui longe un cours d’eau dans lequel les lueurs d’un clair de Lune hésitant, dissimulé derrière des nuages épais, se reflètent. Nous marchons en fait le long du canal de la Marne au Rhin, un peu à l’Est de Lorquin. Nous rejoignons bientôt une des routes départementales qui mène à Sarrebourg. Je parvins à me repérer, et constate avec accablement qu’il nous reste plus d’une dizaine de kilomètres à parcourir. Ces salopards de gradés nous ont fait faire à dessein un large détour ! En plus, sur cette route, nous n’avons plus le moindre abri contre le vent. Les voitures et les camions passent sans interruption, nous fouettant impitoyablement avec de grandes gerbes d’eau glacée. Parfois, un Klaxon retentit, et ce qui est sans doute l’expression d’un amical salut ou d’un encouragement fraternel sonne à mes oreilles comme une trompette d’hallali.  

Cette nuit ne semble pas avoir de fin. Nous marchons comme des réfugiés misérables, derniers survivants, derniers rescapés d’un combat perdu avant d’avoir été livré. Les camions nous  cinglent de grandes gifles de boue et de pluie que nous ne cherchons  plus à éviter. Assoiffé, j’essaye de recueillir avec la langue les quelques gouttes de pluie, ou plutôt de glace, qui tombent de mon casque, et de les déposer sur mes lèvres craquelées.

Les entraînements des semaines précédentes ont rendu mon corps maigre et sec. En un mois, j’ai perdu près de dix kilos. Mon ceinturon emprisonne un ventre plat, qui tend même à devenir creux. Sur mes flancs, les côtes apparaissent, je parviens même à les sentir à travers l’épaisseur du vêtement ; sous la peau, muscles et tendons saillent comme chez un écorché. Je suis devenu svelte, élancé. Mon corps n’a plus la moindre réserve, et il n’a jamais été aussi endurant.

Nous allons, nos lourdes chaussures grignotant l’espace, centimètre par centimètre. Nous  marchons, sans nous voir, sans plus pouvoir se reconnaître même, tant l’obscurité nous enveloppe ; mais nous sommes ensemble, indissociables frères réunis dans cette obscurité hostile, seulement rompue par l’apparition fantomatique et blafarde d’un morceau de Lune entre deux nuages.

Je voudrais me blottir en moi-même. Je suis rempli d’une insondable tristesse, avançant dans ce paysage de part et d’autre de la route, cette infinité de champs  gris.

Je pense au lit qui m’attend à la 11ème compagnie. Ce lit infâme, ce lit étroit, ces couvertures rêches, cette chambre triste, ces armoires métalliques, cette fenêtre par laquelle je lance toujours, avant de m’endormir, un coup d’œil sur l’extérieur, sur la liberté, sur le monde,  comme cela me semble subitement beau, ce lit, beau, doux, accueillant et, inaccessible.

Cependant, nous cheminons sans relâche, dans la nuit froide, semblables, ivres d’épuisement, mais aucun ne s’arrêtant, aucun ne voulant retarder l’autre. Frères d’infortune réunis dans le même puits humide.

Et pourtant, en ces humides ténèbres, je ne peux m’empêcher de penser soudain que cette nuit sera la plus belle de toute mon existence, et une sourde nostalgie me vient à l’idée que plus jamais il ne m’arrivera de m’enfoncer ainsi dans une noirceur infernale, non pas seul, mais avec ces amis, ces frères qui m’entourent.  J’essaie de ne plus endurer ces heures sombres qui passent, mais plutôt de les savourer. Mais mes pensées reviennent vite à mon sentiment de culpabilité.

En effet, la douleur de mes bras distendus par  le poids des armes de mes camarades me semble la juste punition, le juste rachat de ma honteuse conduite de la veille. Le soir, toute la section escaladait une petite colline au sommet de laquelle se ferait le bivouac. Nous cheminions le long d’un sentier boueux. Un camarade portait mon sac en plus du sien. Je n’eus pas la patience de l’attendre, et grimpai le plus vite possible entre les arbres, dans l’obscurité presque totale, avide de repos. Le sergent-chef G. m’accueillit tout en haut, et m’apostropha aussitôt à la cantonade :

 » T…  ! Et ton copain qui porte ton sac, où est-il ?

 – Il… il était juste derrière moi, bafouillai-je lamentablement, il doit être…

 – Ah bravo pour la cohésion, hurla le chef d’une voix qui me sembla porter à des kilomètres à la ronde. Bravo pour la cohésion T…  ! Tu n’attends même pas le camarade qui te porte tes affaires. Eh bien, quand il arrivera, tu lui diras bien merci, hein, tu lui diras merci ! »

Ainsi traité comme un garçonnet pris en faute – qu’étais-je d’autre ? –  humilié jusqu’à la boue, non pas d’avoir subi l’ire du sergent-chef, mais de l’avoir mérité, je pris les reproches avec hauteur et me montrai provoquant, mais j’étais surtout furieux contre moi-même. Ma fatigue avait chassé  tout courage et toute générosité en moi, et n’était demeuré que mon égoïsme.

Ce ne fut pourtant pas la seule avanie que je commis cette nuit-là. Depuis le départ de la caserne, je savais qu’il manquait une pièce à mon équipement : le bas du vêtement de pluie. Il était sûr que nous revêtirions celui-ci le lendemain. Son absence amènerait de nouveaux reproches, de nouvelles accusations. Lâchement, de crainte de soutenir de nouveau la férocité justifiée du chef, je profitai de la nuit pour dérober le vêtement de Salani.

De Salani, qui était en train de devenir mon ami. D’avoir été tous les deux parmi les victimes de F… nous avait rapprochés.

De Salani, qui considérait toujours les gradés avec une désinvolture qui lui avait valu déjà quelques ennuis. Et lâchement, je me disais que son fardeau à lui ne s’alourdirait pas trop d’une engueulade de plus.

Couard, lâche, immature, infidèle, tel je m’étais montré durant ces deux jours à Lorquin. Il me fallait bien le poids des fusils de mes amis pour me donner l’impression de racheter – un peu – mes fautes.

*

Notre cheminement se poursuit. Je souffre, en cette sombre nuit. Heureusement, je ne suis pas seul, mais simple élément d’un groupe de gens que tous, j’aime. Yannick Bomeau, bien sûr ; et aussi Lemoine, si fragile, parfois si lâche, et qui avance pourtant crânement comme les autres ; et Longuet, et Ricardo ; et Couvard, et Christophe Ganse, et Monier, et Philippe Gélate ; et Saint-Es, ce compagnon d’ordinaire si désagréable, si irascible, si mal élevé, mais qui devient, à la faveur de cette nuit sacrée, un élément à part entière de notre groupe de pèlerins unis dans la même mortification. Un lien s’est noué entre nous, au fil des semaines. Quelque chose qui ne pourra jamais être complètement perdu.

We few, we happy few

We band of brothers.[1]

Les heures passent, semblables à des siècles, et nous arrivons enfin dans la ville, puis, peu de temps après, en vue du régiment. Nous franchissons le portail, passant près de la sentinelle à demi endormie. Dans son regard, nous nous voyons, hagards, boueux, épuisés. Je me réjouis, car je sens que me forces vont bientôt m’abandonner.  Je ne parviens  plus que difficilement à avancer. La grande place d’armes, que nous traversons, me paraît interminable. Bientôt je n’arrive plus à placer un pied devant l’autre. Godert s’approche de moi, me dépasse, puis se ravise, et me touchant l’épaule, m’assure de sa présence[2]. Mon pas retrouve quelque fermeté. Je consulte ma montre : il est un peu plus d’une heure du matin alors que nous longeons le terrain de football, puis le bâtiment de l’horloge, avant de rentrer dans notre habitation. Deux étages qui paraissent être huit. Visages pâles dans la lumière des ampoules électriques. Les rangers qu’on enlève en grimaçant. Les chaussettes pleines de sang. La douche. Le lit. Un sommeil sans rêve, dans la douce présence des frères.


[1] Shakespeare, Henry V.

[2] Jamais je n’oublierai le contact de cette main. C’est un des seuls souvenirs que je garderai de Goedert, mais il vaut toute une histoire d’amitié.

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