39. La première Revue


 




Depuis un mois, et à part quelques sorties sur le terrain, nous sommes confinés dans le microcosme que constitue la compagnie d’instruction. Le reste de l’univers aurait pu cesser d’exister que nous n’en saurions rien. Au contraire des autres quartiers d’habitation qui donnent fièrement sur la grande place d’armes, la onzième compagnie est un monde à part, décalé. Le seul lieu où nous sommes parfois avec les autres soldats de « Picardie » est l’ordinaire. Encore n’y pénétrons-nous jamais qu’après avoir cédé notre place aux militaires des autres compagnies. Notre apprentissage de l’ordre serré ne se déroule que sur la place qui fait face à nos quartiers. Tout se passe comme si nous ne devions pas être vus par les autres soldats avant d’avoir acquis les gestes et les postures nous permettant de les côtoyer sans honte.

En ce dernier vendredi du mois de février, le grand jour est arrivé. Nous sommes devenus « sortables ». Nous faisons suffisamment bonne figure pour être présentés à Dieu, ou du moins, à son incarnation terrestre : le colonel.

 Le réveil s’est fait un peu plus tôt que d’ordinaire. Dès le retour du petit déjeuner, nos treillis, toute notre tenue est examinée dans ces moindres détails. Aujourd’hui plus encore que de coutume, nous devons être absolument irréprochables. Nous avons chaussé notre seconde paire de rangers, celle qui ne doit servir que pour les défilés, et qui doit ignorer la boue de nos marches et de nos manœuvres. Ces chaussures, cirées la veille au soir, doivent briller davantage que des miroirs. « Le colonel doit pouvoir se recoiffer en se regardant dedans », nous dit un des caporaux, pince-sans-rire. Nos treillis ne doivent pas porter la plus petite trace de poussière. Nos cheveux coupés très courts ne doivent pas dépasser d’un béret ajusté avec soin. La peau de nos joues creuses doit être rasée de près. Nous percevons notre FAMAS à l’armurerie, et ajustons soigneusement les lanières qui l’attachent à nos épaules.

Rassemblement en bas de la compagnie. On rectifie l’ordre des tailles, afin de respecter ce qu’on appelle le « toit », c’est-à-dire la pente douce et régulière de nos têtes, des grands qui sont devant, aux plus petits qui marchent derrière. Quelques changements sont effectués dans les rangs. Aujourd’hui, je suis décalé d’un rang à droite. Je ne suis plus l’  « homme de base » de mon rang, et je dois prendre garde à mon alignement. A huit heures moins le quart, la section s’ébranle. Nous marchons au pas, dans le claquement uni de nos talons gauches, dans nos vêtements impeccables, les traits de nos visages durcis et amaigris par les quatre semaines de « classes » ; notre cadence est lente et majestueuse, nos bras se balancent amplement dans une parfaite synchronisation, nos mains droites sont posées sans crispation sur nos armes brillantes. Les mains, gauches, les doigts parfaitement joints, tranchent l’air avec des régularités de métronome.  Nul obstacle ne semble pouvoir arrêter cette magnifique section en marche.

Le sergent F… ne peut lui-même s’empêcher de lancer :

« C’est bien, les gars. Voilà une section qui a de la gueule. »

Si même F… le dit…

A ce compliment, nous redressons encore la tête, avec des regards de légionnaires tournés vers l’horizon.

Le sergent donne lui-même le ton :

« Sol-dat d’Infanterie-eu… »

Nous reprenons en chœur. Nos voix sont bien posées dans le registre grave, attaquant sur Fa et Si bémol avec une ampleur et un ensemble inusité. Notre pas est ralenti, presque aussi lent que celui des légionnaires[1]. Nous sentons en nos corps cette maîtrise musculaire qui doit nous donner l’apparence de fauves contrôlant leur force jusqu’au bout de leurs griffes bien tendues. Entre les murs qui nous entourent, l’écho de notre chant nous parvient. Est-il possible que ce soit nous qui soyons la source de ces paroles héroïques lancées par des voix viriles et profondes ?

Je songe à cette section que j’avais vu défiler, en arrivant à Sarrebourg, depuis la fenêtre du bus, en me demandant comment j’allais pouvoir apprendre ses rites, me mêler à eux, être un de ses soldats marchant avec un air noble. Et voilà qu’après un mois seulement, j’étais l’un de leurs. Voilà même, à nous entendre, que je prenais plaisir à me sentir un membre de cet organisme collectif, de ce groupe impressionnant de jeunes hommes.

La grande place d’armes s’ouvre devant, vertigineuse. D’autres sections sont déjà là. J’aperçois la section « musique », postée non loin du drapeau. Du coin de l’œil, je les regarde avec curiosité, car je sais que je l’intégrerai d’ici un mois.

Quand tout le monde est rassemblé, c’est plus de mille soldats qui sont alignés dans ce vaste quadrilatère. Un micro est disposé à quelques mètres devant la hampe où le drapeau n’a pas encore été hissé. Nous nous mettons en place. Quart de tour à gauche, pour faire face au centre de la place, et de la seconde colonne, je me retrouve au second rang. Repos. Les gradés passent dans nos rangs, inspectent nos vêtements, redressent des petits détails, font mine de nous épousseter comme de grands couturiers au moment où leurs mannequins vont de présenter sur l’estrade. Ils semblent un peu plus nerveux que de coutume. L’examen de passage les concerne tout autant que nous. Notre tenue, notre discipline, seront jugés comme étant la démonstration de la réussite ou de l’échec de leur tâche d’instructeur. Ils nous donnent leurs dernières recommandations :

« Quand le colonel passera devant vous, regardez-le bien dans les yeux. Et méchamment. Comme si vous alliez le bouffer. En aucun cas, ne détournez par le regard. Et ne prenez pas des têtes de chiens battus ! Le colonel, c’est quelqu’un de très physionomiste. Il se rappellerait de vous. Il connaît les dossiers de tout le monde ici. Soyez impeccables. Carrés ! »

Une attente assez longue commence. Nous commençons à être habitués à ce rythme particulier de l’armée qui fait qu’à de périodes de précipitations et de tension succèdent toujours de longs moments de pause. Un vent léger souffle sur la place. Des insectes taquins profitent de notre immobilité pour venir bourdonner impunément sous notre nez.

L’état-major est tout près de la grande place d’armes, mais il ne saurait être question qu’un chef de chef arrivât à pied à un rassemblement. Nous venons d’apercevoir la Renault 19 qui démarre, parcourt une centaine de mètres à l’abri du bâtiment d’une compagnie de combat, puis réapparaît.

Un officier que nous ne connaissons met le régiment tout entier au garde-à-vous. Un silence d’une qualité particulière se fait. Le colonel H.  a quitté sa voiture, descend les quelques marches qui le mènent à la place, salue l’officier qui marmonne quelques mots inaudibles, se concluant par un sonore :

« Premier Régiment rassemblé, à vos ordres, mon Colonel ! »

Un silence d’une trentaine de secondes. Le colonel s’est mis au micro.

« Picardie. Reposez armes. Repos. »

Et presque aussitôt :

« Garde-à-vous ! »

La musique sonne le garde-à-vous dans la suite de l’ordre du chef de corps.

« Présentez, armes ! »

Seulement deux claquements ont  retenti au moment où mille hommes appliquaient vivement leur main droite puis leur main gauche sur leur FAMAS. Chorégraphie impressionnante à voir et à entendre, même et surtout quand on en fait partie.

Demi-tour impeccable du colonel, avant d’ordonner la montée de couleurs, accompagnée par la musique. Le colonel se rapproche ensuite du micro, met tout le monde au repos, puis prononce un bref discours. Il rend hommage au contingent 95/02 qui participe pour la première fois à cette cérémonie.

Nouveau « Garde-à-vous » et « Présentez, armes ! » et c’est alors que commence la revue. Sur un air aux accents médiévaux, le « Réveillez-vous Picards », que la musique joue en continu, le colonel fait le tour de la place d’armes, et nous rectifions notre position alors qu’il se rapproche de nous. J’éprouve une lâche satisfaction à l’idée de n’être qu’au second rang, car le chef de corps, en se rapprochant, m’apparaît avec une figure particulièrement impitoyable, et il doit être difficile de l’affronter directement, sans la protection d’un camarade placé devant soi.

Le colonel passe enfin devant notre section. L’impression qu’il me fait est encore plus forte que lorsque je l’ai vu la première fois, lorsqu’il nous a accueillis dans la salle de cinéma. Il s’attarde un instant, nous fixe tous l’un après l’autre. Pendant une demi seconde, nos regards se croisent. Je ne détourne pas les yeux, ainsi qu’on nous l’a appris. Le visage de cet homme est l’expression de l’autorité sous sa forme la plus pure. Il pourrait terrasser un adversaire, me dis-je, ne serait-ce qu’en le considérant avec ces prunelles-là. J’éprouve un véritable soulagement physique quand il s’éloigne. J’ai l’impression d’avoir fait face à un géant, à un homme immense, à quelqu’un d’invincible devant lequel je ne suis qu’un petit garçon.

C’est en suivant du coin de l’œil la suite de sa revue que je prends soudain conscience que le colonel Jean-Paul H. , vénéré chef de corps du Premier Régiment d’Infanterie, est d’une taille légèrement inférieure à la mienne.

Cela ne fait que renforcer le respect que je lui voue. Comment pourrait-il  en être autrement ? Pour nous, un simple caporal est devenu un seigneur, un sergent est un Dieu dont nous devons respecter tous les caprices ; un capitaine est Dieu lui-même. Mais même ces chefs redoutés redoutent le colonel, cet homme qui, d’un geste, peut nous envoyer quarante jours en cellule. Ce n’est pas un homme, c’est le Régiment lui-même qui vient de nous passer en revue. C’est un peu de la France et de son Histoire qui vient de nous saluer. Nous, les soldats appelés.

Mais quelle est donc cette fierté qui vient de naître en moi ? Est-ce là absurdité ou noblesse ?


[1] Pour ceux qui n’ont jamais pratiqué cet exercice : il faut savoir que marcher au pas est d’autant plus ardu que le rythme est lent

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