10. Premier soir au 1er R.I.
Le camion nous ramène au régiment. Dans les chambrées, nous revêtons pour la première fois le treillis vert foncé treillis – moyennement ajustés : nous n’étions pas encore des hommes, mais seulement de la bleusaille ! Nous enfilons le pantalon – dont l’ourlet doit se trouver entre les deux boucles des chaussures. Nous passons une espèce de sous-chemise, la veste de treillis, le ceinturon, le béret dans lequel nous devons piquer une épingle qui fixe la Flamme argentée de l’Infanterie.
Nous nous contemplons les uns les autres, avec curiosité. Nous sommes devenus d’étranges créatures vert foncé[1].Nous marchons de long et large, pour nous accoutumer au poids de nos rangers, de la pression du ceinturon sur notre ventre. Pour rire, certains d’entre nous prennent des poses guerrières, se camouflant à demi derrière une armoire et tenant dans les bras une arme imaginaire.
En quelques mots, nous échangeons nos impressions sur les militaires dont venons de faire connaissance :
« Ils m’ont l’air d’être de sacrés furieux, ici !
— On est chez les fous !
—Vous avez déjà vu le film Full Metal Jacket ? On a l’impression d’y être ! Ils ont même piqué des répliques au film !
- Quelle bande de crétins !
— Si on doit se faire engueuler comme ça pendant dix mois, je déserte tout de suite !
— Moi, il ne me faudra pas dix mois pour péter un plomb !
— Tu as vu, l’espèce de connard qui nous a distribué nos paquetages ?
— Un sacré grand con !
- Normal. Dans les grandes maisons, les étages du dessus sont toujours les moins meublés ! »
Je déclenche les rires et l’approbation générale en déclarant :
« Ce type, à mon avis, a dû avoir un incendie de poussette, et sa mère a éteint le feu avec une pelle ! »
Nous faisons divers rangements, risquons un œil dans le couloir. La nuit va bientôt tomber. Des gradés passent, franchisent la porte de la chambrée, nous considèrent d’un regard suspicieux, alors que nous ne savons pas trop quelle contenance prendre.
J’ai fini d’installer mes affaires dans mon armoire. Je me mets à la fenêtre, et je regarde la rue, avec le reflet de mon visage se dessinant à peine sur la vitre. Puis je me retourne vers les autres.
J’essaie de ne pas perdre des yeux les camarades avec lesquels je commence à me lier, car je crains, en détournant la tête un instant, de ne plus les reconnaître. Je commence à comprendre qu’à l’armée, faire front commun avec les copains est une question de survie.
Nous étions tous devenus si semblables ! Nos attirails – j’allais écrire : nos panoplies – de guerriers ne nous amusent pas longtemps ; après tout ; ils étaient le symbole ultime de l’emprise que l’armée avait prise sur nos personnes. Nous étions enserrés dans l’étau militaire qu’étaient nos vêtements. Cependant, quand nous allions nous contempler dans les glaces des lavabos, force était de constater que nos treillis étaient en soi une tenue qui nous avantageait plutôt.
Mais il y avait hélas la parka qu’on devrait passer par-dessus par temps froid : elle était informe et de couleur ignoble. Quand on marchait sous la pluie les uns derrière les autres pour se rendre à l’ordinaire, on aurait dit des orphelins d’un roman de Dickens qu’on conduisait à la soupe. (Les portions étant généralement généreuses et variées à Sarrebourg, nous n’eûmes heureusement jamais à jouer les Oliver Twist en demandant « encore » de la soupe). Ces manteaux de misère, nous allions heureusement les échanger trois mois après contre des parkas fort seyantes, à motif « camouflé », qui nous donneraient l’air de vrais guerriers.
Nous partons, pas encore en « ordre serré », car il nous faudra quelques jours avant de savoir marcher au pas, mais déjà en rang, prendre notre repas du soir à l’ordinaire. Nous marchons l’un derrière l’autre, silencieux dans la nuit qui tombe sur la caserne. A intervalles réguliers, le gradé nous invective, nous ordonne le silence, alors même que nous ne disons rien.
L’ « ordinaire » n’est autre qu’une cafeteria. Il y a un couloir vitré, puis le long comptoir constitué de tubes métalliques où nous glissons nos plateaux. Ceux-ci se garnissent progressivement de l’entrée, du dessert, du plat de résistance. Même les cuisiniers sont des militaires, et ils nous interpellent si sèchement que nous n’osons pas leur dire « merci » quand ils nous tendent nos assiettes remplies. Le repas est bon, mais cette fois je mange à peine. Je suis d’une humeur de prisonnier, et non encore de soldat.
Notre repas pris, nous attendons en silence que le sergent ou le caporal nous ordonne de rentrer, toujours groupés. Désormais et pour deux mois, nous ne devrons jamais rien faire seul. Nous ne vivrons qu’en tant que membres de l’organisme collectif que constituera notre section d’appartenance. Près de l’ordinaire, un lampadaire éclaire quelques mètres de béton, des espaces verts soigneusement entretenus. Le vent fait chanter doucement le feuillage des arbres. Des camions tournent dans l’enceinte du régiment. Je m’imprègne des lieux, attentif à profiter du moindre instant de répit pour respirer, méditer, revenir à moi-même.
Nous allons prendre nos douches dans un local collectif mais muni de pudiques parois de séparation. Je m’étonne de la vitesse à laquelle sèchent mes cheveux très courts. Un gradé en uniforme fait une brève apparition, personnage incongru au milieu de nos corps nus et ruisselants, vérifiant que tout le monde veille bien à faire sa toilette. Même en ce lieu, intime par excellence, nous sommes surveillés.
Je passe mon survêtement bleu, et la trousse de toilette à la main, je parcours la longueur du couloir.
Nous sommes de retour dans la chambrée, et les lumières de la ville nous narguent par la fenêtre de notre chambre, au premier étage, et qui donne sur la route de Phalsbourg. Dans ce régiment, l’ironie réside dans le fait que la compagnie d’instruction est la seule dont les fenêtres donnent sur l’extérieur, comme pour rendre plus grand le désarroi des appelés contemplant, impuissants, des hommes de leur âge se promenant librement dans les rues de Sarrebourg, à la nuit tombante.
Nous nous arrachons à ce déprimant spectacle, à cet appel nostalgique du dehors, et nous gagnons nos lits superposés.
Le sommeil tarde à venir, alors même que nous sommes épuisés ; cependant, nous n’avons pas fait de grand effort physique durant cette journée. Nous nous sommes simplement faits beaucoup crier dessus, sans bien comprendre pourquoi. Nous échangeons encore nos impressions, en quelques phrases brèves, murmurées. Nous nous sentons fébriles et pleins de confusion. On nous a pris en main d’une façon si brutale, si directe, si autoritaire, qu’aucun esprit de résistance n’a pu se développer en nous. Certains d’entre nous affirment une fois de plus que nous sommes tombés chez les fous.
On se présente un peu les uns les autres de façon un peu plus approfondie, parlant de nos régions d’origine, de nos cursus, tout en sachant que dès le lendemain, nous serons probablement répartis dans des sections différentes.
L’heure du coucher s’approche. Les gradés passent dans le couloir, ouvre les portes des chambrées et nous avertissent qu’il ne nous reste que cinq minutes avant l’extinction des feux. Je gagne mon lit. Je suis silencieux. Je songe à ma mère, qui doit probablement s’inquiéter pour moi. Je songe à mon père mort, qui aurait été certainement très surpris de me savoir en ces lieux.
Enfin, je profite de la seule opportunité de fuite qui me soit accordée : le sommeil.
[1] Les treillis, en 1995, étaient de couleur unie, les motifs « camouflés » ayant été introduits ultérieurement.
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