35. Alerte de nuit
Le cri familier : « Réveil ! » m’arrache au sommeil dans un sursaut. La porte s’est ouverte à la volée, la lumière crue a envahi la chambre. Est-il possible que pour une fois, mon horloge intérieure a failli ? D’habitude, j’émerge des limbes dix minutes ou un quart d’heure avant le passage fatidique du gradé, ce qui m’offre au moins la volupté fragile d’ouvrir les yeux en douceur.
Mais ce matin, j’ai trop tardé, sans doute, et il doit déjà être… quelle heure est-il ? A tâtons, je cherche ma montre…
Une heure de matin.
Font chier !
J’enrage. Ce dernier lieu de liberté, notre lit, nos quelques heures de sommeil, même cela, ils ont décidé de nous en priver.
« Réveil ! Debout là-dedans ! En treillis, dans le couloir, dans dix minutes ! Action !»
Nous nous exécutons, à part quelques-uns, qui se font littéralement éjecter de leurs lits par des poignes vigoureuses de caporaux ou de sergents, et qui se retrouvent à poil sur le plancher. Bruit et confusion. Orage métallique des portes d’armoires qui s’ouvrent. J’ai déjà enfilé mon pantalon, ma veste, je commence à nouer mes rangers, assis sur un tabouret, les regards encore embrumé de sommeil, ramené à la déprimante réalité, ayant remis dès mon réveil ce masque d’impassibilité que perce de temps en temps la contraction d’un muscle sur ma joue, ou la morsure de mes lèvres.
Nous sommes tous dans le couloir dans le temps imparti. F…, Leblond et les autres sont là, nous attendent, nous engueulent, et nous font descendre les escaliers quatre à quatre. On se rassemble en bas, dans la nuit noire ; quelques-uns se félicitent de l’obscurité qui permettra aux gradés de ne pas passer de trop près en revue la façon dont nous avons revêtu leur uniforme.
« Rassemblement sur quatre colonnes, au coude à coude à droite alignement ! »
« Fixe ! »
« En avant, marche ! »
Nous nous mettons en marche comme de parfaits automates. Je vois à peine le visage des autres. Je devine à peine ce qu’ils pensent. Nous n’existons pas. Nous ne sommes qu’un seul esprit primitif, pétrifié, mal réveillé, et qui fait mouvoir en rythme ses quarante paires de jambes. Comme une tarentule monstrueuse qui aurait bu un verre de trop. Ou un gros scolopendre bourré d’amphétamines.
Mes pensées développent leur étrange chemin :
« Une alerte de nuit ! Une marche de nuit ! Un certain temps déjà, qu’ils nous avaient prévenus que cela pourrait arriver n’importe quand. Pourquoi pas ? Cette nuit ou une autre. Ils n’ont décidément aucune pitié. Rien qui ressemble à la plus élémentaire courtoisie. Nous sommes un troupeau et rien de plus. Ils veulent nous durcir le cuir jusqu’à ce que nous ne sentions plus rien.
« Eh bien soit ! Qu’ils nous fassent « tourner », comme ils disent. Je regarde devant moi. Je marche. Gauche. Gauche. Gauche, droite, gauche. Je ne pense à rien d’autre. Ou plutôt si. Je suis libre de penser à ce que je veux. Qu’ils nous fassent défiler toute la nuit, s’ils le veulent ! Je ferai celui qui ne pense rien, ni sens rien, ne souffre pas. Je leur obéirai, jusqu’à ce qu’ils se dégoûtent de me donner des ordres. Je ferai ce qu’ils veulent, jusqu’à ce qu’ils finissent par croire que cela ne me fait rien. Ma mère dort, à l’heure qu’il est. Elle dort. Elle ignore tout. Que dirait-il si elle voyait son fils marchant ainsi au milieu des ténèbres ?
« Gauche. Gauche. Je dois marquer un peu plus le pas. Fixer la pulsation dans mon corps, me créer une sorte de pilotage automatique. Et puis m’endormir en marchant au pas. Rêver en ordre serré. Qu’ils me fassent marcher pendant une nuit, deux nuits, un mois entiers, sans s’arrêter ! Je marcherai, mais je serai loin de F… et des autres. Je rêverai une vie entière tout en parcourant inlassablement les allées de ce régiment ! Je serai poète, musicien, explorateur, dans un monde intérieur qui n’appartiendra qu’à moi, tout en donnant ce spectacle trompeur du troupier qui marche, qui marche, qui marche au pas.
« Gauche. Gauche. Gauche droite gauche. »
Un ordre soudain. Nous repartons en direction de la compagnie, devant laquelle nous faisons halte. On nous laisse au garde-à-vous, on nous fait attendre un peu. Que m’importe ?
Repos. Nous retournons dans nos chambres, pour poursuivre notre nuit interrompue. J’étais prêt à marcher jusqu’à l’aube, et plus encore. Je m’étais mis en condition pour cela. L’exercice n’aura duré finalement que dix minutes.
Dix minutes où je fus autre, loin de mon corps docile, tout en martelant la cour de la semelle de mes rangers.
Dix minutes où je crus m’échapper par la plus grande des habiletés à cette caserne.
Dix minutes où je marchai au pas tout en rêvant, où j’obéis tout en me rebellant.
Dix minutes trompeuses, de fausse diversion, au cœur d’une nuit où je devins encore davantage, et sans même m’en rendre compte, un soldat.
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