33. La désertion intérieure de Viriot


 




Au tour de Viriot d’être dans le collimateur ; mais pas seulement celui du sergent, mais aussi celui des autres cadres de la section. Il est vrai que Viriot n’a rien du soldat modèle. C’est un tire-au-flanc, et il ne connaît pas l’art de le dissimuler. Il désobéit avec candeur. Il se révolte avec naïveté. C’est moins par mauvaise volonté authentique que par la souffrance qu’il a d’être là. Il est comme nous tous, profondément meurtri par cette pression psychologique intense qui pèse sur nous afin de nous endurcir et d’exalter nos qualités viriles.

Dans ce contexte, déjà cinq ou six d’entre nous ont été réformés, constate Viriot : alors, pourquoi pas moi ?

Viriot nous a fait part de sa résolution, en fin d’après-midi, juste avant de partir à l’ordinaire ; il nous a parlé des quelques-uns qui ont déjà « pété les plombs » sous la pression et ont obtenu leur réforme. Il a décidé de faire la même chose.

Viriot est un homme de taille moyenne, de constitution robuste, aux épaules et au visage carré. Sur la photographie de la section, il apparaîtra avec un visage viril et résolu, si on ne prête pas attention au regard flou qui se dissimule derrière les verres de ses lunettes. Viriot est en conflit avec plusieurs supérieurs, dont le sergent F…, mais il n’a pas l’audace de ceux qui osent répondre. Il n’a pas la patience de ceux qui laissent les choses passer par-dessus leur tête. Il n’a même pas, comme moi, cet orgueil qui me tient lieu d’apparence de courage, cette capacité à se réfugier à l’intérieur de soi-même, quand les choses deviennent trop dures à affronter directement.

Viriot prend les choses au premier degré. Il souffre des ordres abrutissants qui nous tombent dessus à tout moment. Il souffre de cette autorité qui n’est souvent que le masque du plus total arbitraire. Il ne supporte plus, alors que les classes durent depuis cinq semaines environ, la vie dans cette caserne. Il a réfléchi, prit sa résolution. Pendant le repas, il nous fait part de sa décision, nous demandant cependant de ne pas trahir ses intentions auprès des gradés. Nous donnons solennellement notre parole.

« Demain matin », déclare-t-il, la fourchette à la main, « je ne me réveillerai pas. Je resterai dans mon lit. Ni toilette, ni même lever. Au rassemblement pour l’ordinaire, je ne serai pas dans les rangs. Je vais peut-être même faire une grève de la faim. Pour l’instant, je vais profiter de mon dernier repas. »

Et Viriot, dévore à grandes bouchées le contenu de son assiette. Il reprend :

« Ils vont essayer de me sortir de mon lit, c’est sûr. Pas question que je réagisse. Je ferai le mort. Ils seront bien obligés de me réformer. »

Le repas fini, nous attendons quelques minutes, déjà en rangs, que le caporal nous ordonne le retour à la compagnie. Je suis plein d’une excitation joyeuse en songeant au lendemain. Comment les choses vont-elles se passer pour Viriot ? Et s’il gagne son pari, d’autres suivront-ils le même chemin ? Un moment, une tentation m’effleure… Mais non, je me suis promis de n’utiliser aucun de ces procédés. Car une partie de moi méprise aussi Viriot. Mais surtout, je le plains. Car je pressens que la matinée va être difficile à vivre pour lui.

*

Apparition d’un caporal-chef qui hurle « réveil ! », lumière de la chambre qui s’allume brusquement. Comme à mon habitude, je saute le premier du lit, et me dirige vers les lavabos. Être ponctuel, cela permet d’avoir un peu de temps devant soi. Traîner au lit, c’est s’exposer à des vexations supplémentaires, et celles que je subis me suffisent largement.

Viriot a tenu sa promesse. De retour de la toilette, je le vois toujours allongé dans son lit. Nous commençons à revêtir nos treillis, alors que notre camarade qui tente cette étrange désertion à l’intérieur même des murs de la caserne nous regarde d’un œil amical. Ricardo lui demande s’il ne devrait pas renoncer à son projet, Xavier Mathieu et moi lui souhaitons simplement bon courage. Nous savons que la minute de vérité approche pour lui.

Arrivée du caporal-chef Leblond dans la chambre, qui surgit, étrange mélange de force physique et de douceur presque féminine dans le regard. Nous n’aimons pas spécialement Leblond, car nous avons l’impression qu’il nous méprise vaguement. Mais au moins n’a-t-il pas les exagérations d’un F…. C’est un supérieur exigeant, mais correct.

Il nous voit en train de terminer de nous habiller, de boutonner la veste de nos treillis, et nous incite à nous dépêcher, mais sans animosité particulière. Et soudain, il avise Viriot, toujours dans son lit, la couverture remontée jusqu’au bas des yeux.

« Eh ! Toi ! Réveille-toi ! »

Le caporal-chef secoue un peu l’épaule de Viriot, mais ce dernier ne bouge pas.

« Eh ! Lève-toi ! Ne fais pas l’imbécile ! »

Le caporal-chef nous interroge :

« Mais qu’est-ce qu’il a, votre copain ? »

Nous éludons la question :

« On ne sait pas. Il ne s’est pas levé, ce matin. »

Ce qui est plus un constat qu’une réponse à la question du caporal-chef. Ce dernier hésite un instant, puis finit par dire :

« Je vais aller chercher un adjudant ».

Et il sort.

Nous nous précipitons vers Viriot, et lui disons en chœur :

« Mais tu es fou ! Tu es déjà allé trop loin ! Tu ferais mieux de te réveiller, de dire que tu as eu un passage à vide ! Tu risques d’avoir de gros ennuis ! »

Viriot secoue la tête :

« Non ! Non ! Ce coup-ci, c’est décidé, je me fais virer de cette taule ! »

Leblond vient de rentrer avec l’adjudant. Aucun de nous n’a pensé à ordonner le « Garde-à-vous ! » mais le sous-officier n’en a cure. Il s’approche de Viriot, qui s’est remis à feindre le sommeil, le secoue doucement, puis finalement lui donne quelques légères gifles, comme pour quelqu’un qui vient de tomber en syncope. Viriot ne réagit pas. La scène prend soudain une dimension tragique.

L’adjudant n’hésite que quelques instants. Il dit :

« Puisqu’il semble malade, on va chercher un brancard, et direction l’infirmerie. Là-bas, ils sauront ce qu’il a. »

Puis Viriot est sorti de son lit et emmené.

*

Il n’ira finalement pas jusqu’au bout de ses projets. A l’infirmerie, il consentira à dire les raisons de ses actes. Les gradés lui exprimeront leur compréhension en le ramenant à la section, mais en le privant simplement de notre compagnie pendant quelques soirs et quelques nuits, où il couchera au trou.

Viriot sortira de l’épreuve silencieux, honteux et hagard.

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