30. Sur la liste noire
« Celui qui est privé de patience est un homme faible,
Dont le bien-être dépend de quiconque veut le tourmenter »
D’Holbach, la morale universelle
Le sergent est en train de venir. Je sens sa présence avant même d’avoir entendu ses pas à la fois lourds et agiles, sur le carrelage du couloir. Ses pas qui s’arrêteront brusquement, pas tout à fait face à la porte de la chambrée.
Simplement juste à côté.
Je consulte ma montre : dix minutes encore avant le lever. Je n’attendrai pas jusqu’à la venue de cet homme. Je ne veux pas qu’il m’arrache de mon lit, à peine réveillé, encore vulnérable. Je ne veux pas me retrouver jeté en caleçon au milieu de la chambrée. Quand le sous-officier surgira, je veux déjà être habillé en soldat, avoir au moins cette maigre protection psychologique. Aussi silencieusement que possible, je sors de mes draps, écartant au passage la couverture rêche, me saisis de mes vêtements. Le pantalon de treillis, que j’enfile prestement, et puis la veste, le ceinturon, les « rangers » dont je noue les lacets fiévreusement.
Mes camarades dorment toujours, et dans la chambre flotte une odeur lourde d’haleines corrompues et de remugles intestinaux. Mes camarades que je connais maintenant si bien, pour lesquels j’ai tant d’amitié. et cependant, pour l’heure, je me sens seul dans cette caserne où dorment mille cinq cents soldats. Seul avec le sergent.
C’est fait. Je suis prêt. Je me retourne brièvement. Il fait encore si sombre dehors, en ce mois de février glacial, alors qu’il est tout juste cinq heure et demie du matin. Une légère lueur, venue du couloir, se faufile par le carreau dépoli qui surmonte la porte : de sorte que la chambre est un peu plus claire que l’extérieur, et que je peux voir mon reflet dans la vitre. Je rectifie un peu mon col. Ma tenue est impeccable. Mon visage, pâle et résigné.
Ma peur s’est réfugiée dans mes mains, ces mains restées lisses et blanches malgré la terre, la poudre des armes, la sueur et parfois un rien de sang.
Je ne savais pas combien ma vie était facile et sereine, avant. Avant de vivre dans cette caserne. Avant de connaître ce sergent qui fait de chacun de mes jours un enfer, et de chacune de mes nuits l’attente angoissée du lendemain. Et cependant il ne me faut pas céder, il me faut tenir, ne pas faire comme les autres, celui qui s’est effondré, en larmes, et celui qui s’est mis à hurler, allant jusqu’à agonir d’injures le capitaine, qui passait par-là. Tous les deux ont été réformés. « P4 ». Motif psychiatrique. « Difficulté de socialisation ». C’est presque drôle. Être humilié jusqu’à la boue, c’est cela, se socialiser ?
Peut-être devrais-je céder, moi aussi, piquer une belle crise de nerfs (je n’aurais pas besoin de me forcer beaucoup) et me faire réformer. Mais ce serait admettre la victoire du sergent. Ce salaud. Ce salaud de Philippe. Philippe ?
Non, non ce n’est pas mon frère. C’est juste le sergent F….
Je résiste, cependant, et à ma grande surprise, malgré la peur, et l’humiliation. Je persiste à soutenir le regard de ses deux yeux qui se vrillent à tout moment dans les miens. Mais jusqu’à quand ? Déjà, hier, la tentation m’a repris d’aller voir le lieutenant, le chef de section, de lui dire «pouce, ça suffit ! », de lui demander d’encourager son subalterne à un peu plus d’humanité.
Une sonnerie dans le couloir, une porte qui s’ouvre en trombe, la lumière qui envahit la chambre, les protestations molles des formes endormies qui émergent à contrecœur de leurs draps. Le sergent vient d’entrer, il va se précipiter vers moi, me virer de mon lit, me traiter comme un chien. Mais je ne lui concéderai pas ce plaisir : je suis déjà vêtu, déjà debout, et ma trousse de toilette à la main, je me dirige vers les lavabos. Je passe à côté de lui, je le salue, il répond à mon salut, un peu décontenancé, je le sens bien, frustré du plaisir qu’il aurait eu à m’injurier. Nos regards se croisent, et c’est alors que je discerne sur son visage un imperceptible sourire. Le sergent apprécie peut-être ma fermeté. Cet homme veut m’aguerrir : donc, ma résistance doit lui plaire.
A ces yeux, je dois être en train de devenir un homme, un vrai.
Mais j’ai peu de goût pour ce genre de petit duel pervers.
Rassemblement pour l’ordinaire, marche au pas cadencé en chantant, petit déjeuner, retour, T.I.G. Il ne fait pas encore jour. Les autres, ceux du dehors, les civils, s’éveillent seulement.
Au fil des jours, j’ai appris la patience et la résignation. Et j’ai la satisfaction de ne pas m’en tirer trop mal, au fond. Je suis en paix avec moi-même, et je marche calmement, alors que la section se dirige en ordre serré vers le quartier Pelleport. C’est d’une voix ample et grave que j’entonne avec mes camarades le chant de la section.
Nous avons ce matin une séance de tir. Après le nettoyage des armes, nous repartons au pas vers l’ordinaire, pour le déjeuner. C’est le dernier jour avant la « perm », cette perm que nous attendons tous depuis ces trois longues semaines. Notre pas est léger, impatient : après le nettoyage des chambres, l’après-midi, il faudra subir les angoisses de la revue par le commandant, puis ce serait la libération, un long week-end, trois jours de repos dans nos familles.
Cependant, le sergent nous a fait arrêter un moment à l’extérieur de l’ordinaire, attendant que des sections arrivées avant nous ne libère le long couloir vitré qui longe la grande salle où nous allons nous restaurer. La section, nerveuse, agitée, peine à respecter le repos réglementaire. On bavarde dans les rangs, on se pousse, on s’interpelle. De la salle nous parviennent les cliquetis des couverts des soldats des autres compagnies qui ont déjà commencé leurs repas. Une odeur appétissante de cuisine flotte dans l’air.
Je reste immobile et silencieux. Le sergent ne m’a adressé aucun reproche aujourd’hui. Je crois que la trêve est conclue. Je ne veux pas lui donner l’occasion de sévir à nouveau. Je dois être, plus que jamais, le soldat modèle.
Malgré tout, depuis l’intérieur du couloir, le sergent me regarde ; il semble négliger les autres, même ceux qui ne sont guère disciplinés, et il me fixe longuement. Mon regard croise le sien, le soutient, ne faiblit pas, et c’est alors que l’angoisse se met à monter en moi.
Le sergent fait rentrer la section, et nous aligne le long du couloir. Il sort un petit carnet de sa poche, et se met à discourir, de sa voix de baryton qu’il essaie toujours de pousser vers les basses :
« On vient de passer plusieurs semaines ensemble. Je peux faire un bilan sur le comportement de vous tous. Par rapport au début, je dois admettre que ça s’est amélioré. C’est même beaucoup mieux, les gars. Faut dire que ça avait vraiment mal commencé. Quand j’étais là les premiers jours, je me suis dit : quels sont les clampins qu’on m’a fichu dans les pattes ? Un mélange de crâneurs dégonflés et de rase bitume un peu mou, de branleurs, d’exemptés de la vie. Je pensais qu’on n’arriverait à rien tirer de vous.
« Aujourd’hui, j’admets c’est mieux. Les couilles de loup se sont calmées. Tout le monde est rentré dans le rang. La plupart d’entre vous avez compris la règle de jeu. Mais pas tout le monde. Tout marcherait bien, s’il n’en restait pas deux ou trois qui foutent la merde et gâchent le travail que les autres ont fait. Il y a des gens qui n’ont pas du tout progressé depuis qu’ils sont là. Je trouve même que concernant certains, c’est de pire en pire. Et je crois qu’il est temps de prendre des mesures pour clairement poser où sont les limites.
« Le genre d’attitude qu’ont ces gens, c’est inadmissible. J’en ai déjà discuté avec le capitaine[1]. Voilà ce qui a été décidé. Aujourd’hui (il montre son carnet) je vais établir une liste. Toutes les têtes de cons, tous ceux qui n’ont rien voulu comprendre, je vais le noter sur mon carnet. Et à partir de là, je vais préparer des bulletins de punition. Et en plus, cette liste, on va la faire remonter jusqu’au Colonel, au retour de perm, il y aura des convocations qui vont tomber, les gars… Ceux qui n’ont rien compris, ils vont vite regretter leur façon d’agir, je peux vous le promettre. Pour commencer, les têtes de cons iront au trou pour quelque temps, le temps de se calmer. Et on les surveillera de près pendant tout le restant de leur présence au 1er R.I. On les dressera, je vous en donne ma parole ! Et au besoin, on les brisera ! Vous m’entendez ? On les brisera ! Et à la moindre incartade, on leur fera regretter leur conduite !
Un silence collectif accueille ces paroles.
« Les cons, se met à hurler le sergent, on ne va pas leur permettre de foutre la merde plus longtemps, c’est moi qui vous le dis. Ce qui va leur arriver, ils vont le sentir passer, et ils ne risquent pas de l’oublier avant longtemps ! Alors, maintenant, je vais passer dans les rangs, et je prendrai les noms des gens qui sont concernés ! »
Le sergent se dirige vers Longuet, qui proteste, puis marche lentement vers Salani, qui commence un discours digne d’un avocat, mais que le Sergent fait taire d’un geste. Longuet et Salani, ce sont les deux agitateurs de la section, les spécialistes des coups «en douce » et de la désobéissance systématique. Ce sont les seuls parmi les appelés qui sont capables de discuter les ordres, voire de refuser de les exécuter. Paradoxalement, ce courage ne leur vaut l’admiration de personne. Le stoïcisme de l’obéissance est plus apprécié, ici, qu’une révolte qui réclame pourtant une volonté plus grande. C’est peut-être parce qu’on y voit plus les réclamations de tire-au-flanc que la juste contestation d’hommes libres. En ce qui me concerne, je méprise Longuet, mais j’admire secrètement Salani. Toujours est-il que le choix de ces deux soldats, cette sélection aussi « justifiée » par le Sergent devrait me faire croire à l’abri des punitions. Et cependant, alors que F… remonte dans le rang jusqu’à ma place, je sens la peur me gagner, ainsi que la certitude de l’inévitable.
Le Sergent met cela en scène avec un art théâtral consommé. Il s’approche de moi lentement. Je songe un instant à faire celui qui regarde ailleurs, mais je préfère encore faire face. Le sergent arrive enfin à ma hauteur, et me fixe longuement. Je soutiens son regard, en mettant dans mon expression autant de courage et de dignité que je le peux. C’est bien là tout ce qui me reste. Ma dignité. Je veux mériter l’admiration de mes camarades. Je veux être fidèle à ma réputation. Je veux, comme le sergent-chef Glier l’admet lui-même, être celui qui « reste smart » dans toutes les circonstances. Je me prépare au pire. Qu’il note mon nom ou pas, et les conséquences qui en découleront, j’essaie de mettre cela à distance pour l’instant. Je concentre toute mon attention sur la minute présente, sur la volonté qui est mienne de continuer à paraître inébranlable.
Cependant, le Sergent ne note rien sur son carnet, il ne me regarde plus, il s’éloigne déjà. Je demeure incrédule. Est-il possible que j’ai gagné ? Se peut-il qu’il se soit enfin décidé à m’accorder la paix ? Je respire déjà. Enfin, F… m’a lâché !
Mais j’ai pensé cela trop rapidement.
Car déjà, le Sergent se retourne et me demande mon nom. (Comme s’il ne le connaissait pas, alors qu’il l’a hurlé ce nom, sur tous les tons, pendant trois semaines sans discontinuer !).
La partie d’échecs n’était donc pas conclue. Je vais y avoir droit. A l’aguerrissement général, aux punitions continuelles, aux corvées pénibles, à la comparution dans le bureau du Colonel, et à ce qu’on appelle, par pudeur, le « trou » ou le « petit château » pour ne pas avoir à avouer que l’on se rend au cachot. Je revois le visage d’un de nos camarades qui y a passé une semaine entière, et qui en est revenu, pâle, et semblant même amaigri. Complètement maté.
Je donne mon nom au sergent, puisqu’il me le demande, je l’épelle même. Il me semble que ma voix s’est un peu détimbrée sur les dernières lettres, je n’en suis pas sûr. Mais je n’ai pas protesté. J’ai obéi, une fois de plus, sans émettre la même objection. Une certaine qualité de silence s’est faite autour de nous. Des visages se tournent vers le mien, y guettent avec amitié des marques de faiblesse. Je m’offre le dernier luxe d’un sourire ironique.
Voilà, c’est comme ça, le sergent l’a dit. Ils vont me « briser ».
Le Sergent s’est éloigné. Au milieu de mes camarades, je glisse mon plateau le long des supports métalliques, prend mon entrée, mon désert, le plat de résistance. Je sais pourtant que je ne mangerai guère.
A table, Ricardo me dit :
« Quel salaud, ce F… ! Tu n’as rien fait ! Pourquoi il te poursuit comme ça ?
- Il m’a dans le nez, c’est sûr », prononçai-je doucement, en écartant légèrement les mains en signe d’impuissance et d’incompréhension.
Mon regard s’attarde sur la table des cadres ou le sergent nourrit sa grande carcasse avec appétit. Il se tourne un instant vers moi, et je feins l’indifférence la plus totale. J’aimerais même encore sourire, avoir l’air détendu, faire comme si je plaisantais avec mon voisin, mais cela, je n’en ai plus la force. J’ai épuisé mes dernières cartouches. Je n’ai plus que la volonté de placer devant mon visage un masque d’indifférence triste.
Ordinaire, retour au pas «en chantant », T.I.G., revue de chambres, départ en permission. Week-end triste, dans l’attente angoissante du retour à Sarrebourg.
[1] Il s’agissait là très probablement d’un mensonge. Mais un appelé à l’instruction apprend vite à gober n’importe quoi.
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