29. L’ami
Rares sont les instants de notre vie qui nous appartiennent encore. Se réveiller avant l’heure, avant que le gradé ne surgisse dans la chambre pour nous jeter hors du lit, c’est s’accorder quelques minutes de méditation solitaire, mais qui ne peuvent malheureusement avoir d’autre objet que la situation présente. Le ronflement sonore du voisin est là – sans parler de l’odeur qui se dégage de ses chaussettes – pour ne pas me faire oublier où je suis. La fenêtre n’est qu’un grand rectangle obscur. Il fait un peu froid. A cet instant, je me blottis dans mes couvertures, en position de fœtus, promenant autour de moi un regard triste. J’évite de songer à ma mère. Je la sais prompte à s’inquiéter. Que penserait-elle, si elle me voyait ? Et puis, je peux me débrouiller seul : j’ai vingt-trois ans, que diable, pas douze !
Et cependant, je me sens un enfant. Un pauvre gamin perdu dans une école bizarre où les professeurs sont vraiment très sévères…
Encore trois minutes. Trois minutes à tenter de remplir d’une éternité de rêve, trois minutes à ressasser des chansons anciennes, trois minutes à laisser mes doigts tapoter sur ma peau en repensant à ses heures que j’avais passées, enfant, devant le clavier du piano, tout fier de montrer à mes parents comment j’étais parvenu à maîtriser le mouvement particulièrement difficile de quelque sonate, comment j’essayais maladroitement de faire naître sous mes doigts l’émotion qui dort entre les notes.
L’uniforme est sur la chaise, marquant mon nouvel état, mais mon cœur demeure, nu sous les couvertures âpres.
Agitation. Une sonnerie a retenti, et tous avons émergé de notre sommeil comme d’une vaine échappatoire. L’horreur absurde de la réalité s’impose à nous. Nous savons que nous n’avons pas le temps d’y réfléchir, encore moins de discuter entre nous. Nous émergeons des draps, les uns en sous-vêtements, certains entièrement nus. Nous précipitons sur nos uniformes qui reposent, soigneusement pliés, sur nos tabourets. Nous recouvrons nos corps pâles de cette étoffe abjecte qui nous broie autant que les ordres.
Au réveil, on a juste le temps de bondir vers les lavabos, la trousse de toilette à la main, de se raser, de se brosser les dents, de revenir dans la chambre et de s’habiller.
La porte s’ouvre brutalement. Tout le monde s’est figé au garde-à-vous lors de l’entrée du sergent et du caporal-chef dans la chambrée exiguë. Les onze hommes sont devant leurs lits, les mains posées à plat contre la cuisse, le menton levé, le regard fixé sur un impossible horizon. Nous connaissons la suite du jeu. Il va s’agir, pour les deux gradés, de trouver n’importe quel prétexte pour nous faire des remontrances. Les règlements militaires sont d’une complexité infinie, et concernent jusqu’au moindre détail. Les appliquer à la lettre, c’est rendre la vie des soldats impossible. Il y a toujours moyen de trouver quelque chose à reprocher à un appelé du contingent qui, par définition, ne peut qu’avoir tort.
Le sergent en particulier sait faire son profit du moindre détail. Il s’approche de moi, qui occupe le dernier lit à gauche près de la fenêtre ; le caporal-chef est à ses côtés, arborant son habituel sourire goguenard. Tous les deux me dominent de plus d’une tête. Le regard du sergent s’abaisse vers mes pieds. Je sais qu’il a déjà constaté que je n’ai pas encore pris eu le temps d’attacher le lacet de ma chaussure gauche. L’un des brins s’étale, perfidement accusateur, sur les lattes polies par l’usage de l’antique plancher de bois. J’ai droit à un regard ironique, et à une mimique qui semble signifier que je suis le dernier des imbéciles. Mon voisin, dont la veste de treillis n’est pas encore boutonnée entièrement, est gratifié du même regard d’indulgence découragée et paternaliste, plus infantilisant que tous les reproches imaginables.
Un ordre bref. Il ne nous reste plus qu’à attendre, dans le couloir, que l’ordre vienne du rassemblement dans la cour. On descend les escaliers quatre à quatre. On est cueilli par le froid et l’obscurité. On s’aligne. Les gradés, frigorifiés comme nous, ne nous engueulent pas trop. On se met en route, au pas, massacrant Soldats d’Infanterie avec des voix incertaines, enrouées, interrompues de toux et de reniflements, bien loin du chant profond et viril que nous sommes censés émettre.
L’ordinaire, entièrement vitré et abondamment illuminé, est comme une source de chaleur au cœur d’un puits. Nous considérons avec envie les « anciens » qui peuvent venir ici librement, individuellement, alors que nous sommes rassemblés comme un troupeau misérable. On entre cependant, on mange, on parle peu. Il faut se dépêcher pour ne pas être en retard pour les T.I.G. Après quoi, il faudra attendre la revue, risquer l’engueulade – même si c’est propre ! – faire son lit en batterie, se vêtir, s’équiper conformément aux ordres, et c’est parti pour une matinée de marche, de tirs, ou très souvent de cours en salle. (« Aujourd’hui nous allons voir l’organigramme de l’Armée Française, et plus particulièrement la 4ème Division Aéromobile à laquelle appartient le 1er R.I. »).
Repas de midi, départ en chantant, longue station au garde-à-vous devant l’ordinaire – les sections d’engagés ont toujours la priorité ! – nous entrons et nous mangeons. Nous parlons – mais de quoi parler en dehors de ce qui nous arrive ? Du fait que tel ou tel caporal est plutôt plus gentil qu’un autre ? Qu’Untel est une sacrée peau de vache ? Que notre camarade X ou Y ferait mieux de faire attention de la façon dont il doit parler aux gradés, sinon il va lui arriver des problèmes…
Retour rapide pour les T.I.G. L’après-midi. Tir, marche, parcours d’obstacles, ou cours (« Le 1er R.I. a été fondée en 1479 par Louis XI sous le nom de Bandes de Picardie. Il s’agissait en fait de la première armée régulière. C’est le grand Condé qui lui donna sa devise : on ne relève pas Picardie !…« )
Nettoyage d’armement, ou d’autre chose, départ pour l’ordinaire du soir. Après le repas, le droit de passer au foyer si nous avons été sages, mais uniquement pour acheter quelque chose dont nous aurions besoin, ou pour passer un bref coup de téléphone. Certainement pas pour boire un verre, faire une partie de flipper ou se distraire un peu…
Retour au régiment. Travaux divers. Huit heures arrivent. Le sergent F… surgit dans les chambres, nous fait remarquer que nos cheveux ont déjà commencé à s’allonger au-delà du raisonnable – ce qui signifie en clair que la peau de nos crânes n’est plus clairement visible. Il nous ordonne de passer à la tondeuse, et nous annonce avec un sourire peu amène qu’il procédera lui-même. Comme nous nous y attendions, F… procède avec beaucoup de rudesse, collant l’instrument sur nos crânes avec une vigueur de maquignon, et nous faisant changer nos têtes de positions par des vigoureux mouvements de mains qui ne sont pas loin d’être des gifles. Certains protestent, et sont qualifiés de fillettes par le rude sous-officier. Quand mon tour arrive, je me laisse faire, fidèle à mon code de conduite, sans un mot, et après cinq minutes passées autant à me faire raccourcir les cheveux qu’à me faire tirer les oreilles et claquer sur les joues, je me lève avec un sobre « merci sergent ! » dont j’espère que l’ironie ne lui échappe pas.
Une heure avant le couvre-feu. Nous sortons dans le couloir avec un tabouret, et cirons nos rangers pour le lendemain, en bavardant tranquillement avec notre meilleur ami.
C’est à ce moment que réside notre liberté. Dans ces quelques minutes de conversation presque mondaine où nous prenons garde à conserver un ton calme et détaché.
« Yannick, la journée s’est bien passée pour toi ?
— Pas mal, et toi ?
- Pas trop mal.
— Dis-moi, Sébastien, le sergent a toujours l’air de t’en vouloir ?
— Apparemment, je ne dois pas trop lui plaire.
— On t’admire tous, Sébastien. Tu lui résistes. Tu sais toujours quoi lui répondre tout en restant très calme. Tu es stoïque.
- Stoïque ? Je suis surtout un bon comédien, si tu crois ça. C’est juste pour l’apparence. Il commence à me faire un peu déprimer. »
L’expression modérée et convenue que j’emploie est si peu conforme au profond désarroi qui est le mien que j’en souris. A ce moment, le sergent F… surgit au bout du couloir. J’avale péniblement ma salive, et je parle à Yannick en regardant fixement la chaussure que je suis en train de frotter :
« Tu devrais éviter de me parler quand le sergent est dans le coin, dis-je. En ce moment, je sens mauvais.
- Personne ne m’empêchera de parler avec mes amis, réplique Yannick avec simplicité. »
Il dit cela au moment où le sergent passe en nous accordant un regard ironique.
Il est peu d’actes plus courageux que de parler ainsi en de telles circonstances, en risquant d’attirer sur lui la malveillance du sous-officier. Mais Yannick continue tranquillement à enduire de cirage sa ranger. Je le contemple un instant.
En cette minute, nous sommes libres, lui et moi. En cette minute, je réalise la révélation de cette fraternité dont je m’imaginais qu’elle ne pouvait exister en ce monde. Yannick était le bon samaritain, il était à mes côtés, en ces instants difficiles, avec une totale simplicité, une bravoure simple et paisible, un don de soi qui paraissait évident tant il était spontané. Pour des raisons obscures, il avait choisi d’être mon ami, et à partir de cet instant, il n’y avait plus rien qui ne l’empêchât de me le manifester. Alors que je veux lui épargner les épreuves que je subis, il se met spontanément à mes côtés, sans crainte, alors même que les plus durs blêmissent quand F… s’intéressent à eux d’un peu trop près.
Merci Yannick, pour ton courage et ton humanité.
Tu es un frère. Celui que je n’ai jamais eu.
Commentaires
Enregistrer un commentaire