28. Full Metal Jacket

 



« Avec une voix forte dans la gorge

on est presque incapable de penser des choses subtiles »

Nietzsche, le Gai Savoir


 


Je suis accablé, mais non de façon constante. Ce sentiment est comme une vague qui déferle puis reflue, non au fil des heures, mais d’une seconde à l’autre même, comme à ce moment où je suis face au sergent.

Il se confirme, jour après jour, que le sergent F… a quelque chose contre moi, et qu’il ne sera satisfait que lorsque je lui aurai signifié ma reddition.

Mais comment se rendre quand on est déjà prisonnier ? Comment obéir davantage quand on ne désobéit jamais ? Mais F… n’a que faire de ma soumission apparente. Ce qu’il veut, c’est que mon esprit, et non seulement mon corps, s’incline devant lui. Ce qu’il veut, c’est que je « craque ». Or, malgré mon accablement, je m’y refuse obstinément. Plus mon abattement grandit, plus le masque d’indifférence que je porte s’épaissit, et plus je semble « stoïque » comme me le répète souvent Yannick.

Plus j’ai peur (car je commence à avoir vraiment peur), et plus je me réfugie derrière de fausses apparences de sang-froid. Mais F… a désormais atteint les limites.

Ordres contradictoires, punitions sans motif, reproches continuels et le plus souvent totalement injustifiés il ne peut aller plus loin sans outrepasser le règlement.

Je songe à cela alors que je suis debout, dans le couloir, face à lui. Je suis la proie d’impulsions contradictoires. Entre la volonté de résister et celle de me rendre. J’ai une envie soudaine de lever les mains, de parler d’une façon telle qu’elle brise cet enfermement absurde dans la norme, qui m’oblige à maintenir mon regard fixe, ma tête haute, mon dos bien droit, et mes mains plaquées contre mes cuisses.

 J’ai le désir de tout arrêter, de rentrer dans ma chambre, d’enlever mon uniforme, de remettre mes affaires civiles, de prendre mon sac personnel et de quitter cette caserne en abandonnant tout. Que pourrait-il bien m’arriver, après tout ? On essayerait bien de me retenir, mais l’usage de la force ou de la contrainte physique est strictement interdit en ces lieux par ailleurs si peu civilisés. Je serais probablement, après quelques jours pendant lesquels on étudierait mon cas, réformé « Psychiatrique 4 », pour cause « d’inadaptation sociale » pour employer le jargon officiel. Peut-être serais-je versé dans quelque bureau où je passerais dix mois à lécher des timbres et à écrire des adresses sur des enveloppes.

Mais non ! Je ne peux pas quitter la position de garde-à-vous. Je ne peux pas, un seul instant, quitter le regard du sergent F…. Je ne peux, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, arborer une autre expression sur mon visage que celle de la plus froide indifférence. Car j’ai conscience que mon unique protection réside encore dans ce rempart que constitue mon identité de… soldat.

« T…  !», hurle F… en plein visage, « tes rangers ! Et tu oses appeler ça des rangers propres ! »

Je baisse brièvement la tête en direction de mes chaussures. Juste un coup d’œil, le temps de constater que mes chaussures sont irréprochables.

Elles brillent, bordel !

« T…  ! On ne quitte pas des yeux son supérieur au garde-à-vous ! »

J’avale ma salive, et j’inspire profondément, regrettant ma minuscule erreur. Surtout, ne pas en commettre une plus grave. Je ne vais pas faire remarquer au sergent que mes rangers sont propres. Il n’attend que cela.

Il ne me laissera donc jamais en paix !

Les autres appelés sont au repos, alignés dans le couloir. Certains doivent certainement regarder la scène du coin de l’œil. Ils compatissent, je le sais, dans leur silence. Leur présence, même muette, me permet de tenir le coup.

« Je suppose », dit F…, « que ton armoire doit être aussi mal rangée que tes pompes sont mal cirées. Si on allait y faire un petit tour pour vérifier cela. »

Je reste immobile.

« Alors, tu es bouché ou quoi ! Je veux voir ton armoire ! »

Je quitte le garde-à-vous, prend fébrilement mes clefs dans la porte, entre dans la chambre. Le sergent y pénètre à grands pas, me dépasse, et dit :

« Tu appelles ça un lit au carré ? »

Il me regarde, comme s’il attendait une réponse. Je le regarde, et je ne dis rien. Ici, dans ce petit espace-temps qu’est l’endroit où moi, Sébastien T… , je ne suis qu’un simple soldat à l’instruction, le sergent a tous les droits, y compris celui d’exercer la plus évidente mauvaise foi. Si le sergent dit que mon lit est mal fait, mon lit est mal fait. Si le sergent dit que les corbeaux sont de couleur rouge, les corbeaux sont…

En un instant, mes couvertures ont volé d’un bout de la pièce à l’autre.

« Je préfère ne même pas regarder ton armoire, sinon je vais être obligé de la vider entièrement ! Allez ! Refais ton lit, et dehors avec les autres dans trente secondes ! »

Le sergent sort. Je me précipite sur les draps et couvertures étalées sur le sol, et je commence à peine à faire mon lit quand j’entends les aboiements du sergent à l’extérieur :

« Allez, rassemblement dans la cour, et le premier qui sera en retard aura à faire à moi ! T…  ! Qu’est-ce que tu fous ? Toujours en retard ! Tu te rends compte que tu passes mon temps à retarder toute la section !»

Je fais mon lit en un temps record, mal, évidemment, si bien que je sais que les couvertures voleront à nouveau dans les airs à la première occasion. Je referme la chambre à clef, dévale les escaliers à une vitesse suicidaire, et me précipite si bien à l’extérieur que j’arrive au rassemblement quasiment sans retard. Mais j’ai fait œuvre de prestesse en pure perte.

« T…  ! Tu es en retard ! Et tu es mal aligné ! Tu es vraiment mal parti, T… , et je sens que ça va mal se terminer pour toi ! »

Je serre brièvement les poings, histoire de me donner du courage. Je sens qu’il va m’en falloir.

L’ordre de mis en marche de la section est brutalement aboyé. Comme d’habitude, Guillot marche à contretemps, inversant pied gauche et pied droit.

Il fait chier, celui-là !

 Je lui piétine plusieurs fois les talons. Je ne peux pas me permettre, aujourd’hui, de me désaligner pour épargner ses pieds : le sergent n’attendrait que cela pour m’agonir de reproches.

Mais quelle importance, au fond ? Mon lit était bien fait, mes rangers bien cirées, et cela ne l’a pas empêché de…

« T…  ! »

Un aboiement auquel je devrais être habitué, mais qui referme un étau autour de mon ventre, et qui fait trembler ma mâchoire. J’avale ma salive. Je jette un coup d’œil à gauche. F… est à côté de moi.

« T…  ! Tu ne marches pas au pas ! »

C’est faux. Je suis parfaitement en rythme, parfaitement aligné, et je le sais, et il le sait. Mais ses nouveaux cris m’ont fait presque sursauter. Je perds la cadence un instant, fait un pas chassé, la rattrape. Mais je me suis un peu désaligné du coup.

« T…  ! Couille de loup ! Tu n’y arriveras donc jamais »

Sur la droite de la section, il y a le caporal qui nous suit. Je croise un instant son regard, qui est l’exact équivalent d’un haussement d’épaules. L’injustice, patente, me frappe aux yeux de tous, mais personne n’y peut rien, car elle vient du sergent, et qu’il n’y a, autour de nous, que des subalternes. Le Sergent est le Maître Suprême.

La section s’est arrêtée au cri de « Halte ! »

Le sergent est à ma gauche. Et me regarde encore. Je le sens, même si mes yeux sont dirigés obstinément sur la nuque de Guillot.

« Pour la section, repos ! »

« T… , à moi ! »

Je sors des rangs.

Le sergent me fait signe de me placer devant la section, sous les yeux de tous. Au pilori. Mon ventre se tend. Le temps de l’humiliation est-il venu ? Le sergent va-t-il me briser, me casser, sous les yeux de tous les autres soldats ?

Au repos, je fais face à mes camarades. Ils me regardent ; ils ne se moquent pas de moi, au contraire. Leurs faces sont immobiles, mais je croise quelques regards : ils me soutiennent, ils sont avec moi.

Je respire un grand coup. Si mes copains sont à mes côtés, je saurai affronter le sergent. Je ne craquerai pas.

« Je crois que tu as besoin d’une session d’instruction particulière, T…  ! Garde-à-vous ! A droite, droite ! Repos ! Garde-à-vous ! Demi-tour, droite !»

A ce moment le sergent me tend un piège : il me met au repos, puis m’ordonne dans la foulée un « à gauche, gauche !» qui ne peut s’exécuter qu’après être préalablement en position de garde-à-vous. Une chausse-trape classique pour mettre en défaut les jeunes soldats.

Mais je ne tombe pas dans le piège. Je suis plein d’angoisse, mais en même temps lucide, les nerfs tendus, les sens aux aguets. Je n’ai même pas une contraction musculaire quand le sergent m’ordonne le quart de tour à gauche, et je ne bouge pas. Le sergent réitère son ordre, en hurlant avec suffisamment de rage pour que mes bras soient parcourus d’un frisson. Mes camarades me regardent toujours, certains ont leurs yeux qui se sont agrandis quand le sergent m’a crié dessus. Ils vont voir de quel bois je suis fait, moi le petit intello souffreteux : j’ignore l’ordre fautif, je maintiens la position.

Le sergent hurle encore plus fort, je ne bouge pas d’un pouce.

Le sergent me regarde avec un léger sourire.

« Au temps pour moi », dit-il pour annuler son ordre. « T… , retourne dans les rangs ! »

Après quelques manœuvres, la section rentre à la compagnie. On se rassemble à nouveau dans le couloir. Je suis à nouveau debout,  au garde-à-vous, ainsi que le sergent vient de me l’ordonner. Ses yeux plongent dans les miens. Mes camarades sont au repos, alignés dans le couloir. Il se confirme, depuis trois jours, que le sergent m’a choisi pour être sa nouvelle bête noire. Je le hais de me harceler. Et je me hais de lui obéir.

*

L’ambiance déjà lourde est encore appesantie pour ceux d’entre nous qui ont eu à subir plus que les autres l’attention particulière du  sergent F…. Au fil des jours, ce sous-officier appelé est devenu pour nous tous l’incarnation du sadisme.

Il appartient au 1er Régiment d’Hélicoptères de Combat de Phalsbourg, où une majorité de notre contingent allait être transféré après les classes.

Ces deux premiers mois de service, cet homme va être au cœur de la transformation que je subis. Au physique, c’est un grand gaillard athlétique. Il s’exprime d’une forte voix de baryton qu’il force pour en faire une tessiture de basse – caricaturant cette exigence militaire selon laquelle il faut outrer les attributs de la virilité.

Il nous apparaît comme un être cruel, qui se joue du pouvoir qu’il a sur nous. Ceci dit, nous ignorons qui il est vraiment, derrière son personnage de sous-officier impitoyable qu’il incarnait à la perfection. Il ne cesse d’exprimer le regret que l’esprit du 1er RHC,  son régiment d’appartenance,  ne manifestât pas toute la solide rigueur militaire qui était de mise « chez nous », au 1er Régiment d’Infanterie. Il affirme son intention de faire de nous des hommes, des vrais, et non pas les lavettes que nous sommes encore. Ce langage, digne de celui du sergent-chef qui officie dans full metal jacket, le film de Kubrick, nous laisse pantois.

 F… aime à se choisir un appelé qui lui déplaît particulièrement, et à s’attaquer à lui avec une telle opiniâtreté qu’en fin de compte, le malheureux finit par s’effondrer au bout de quelques jours. Pour arriver à ses fins, le sergent harcèle le malheureux, le houspille, l’injurie, le punit même de façon outrageusement injuste, en lui faisant exécuter les corvées les plus basses et les plus inutiles.

En règle générale, trois, quatre, cinq jours à ce régime suffisent pour faire craquer les plus solides, qui vont jusqu’à s’effondrer en larmes, ou qui, comme nous disons, « pètent un plomb ». C’est alors que F…, satisfait, lâche sa proie, comme les loups qui cessent d’agresser leur congénère quand celui-ci montre sa gorge. Alors F… passe au suivant. Il y en aura quatre ou cinq qui se succéderont ainsi pendant deux semaines.

 Le dernier en date avait été Mohamed Ben Oudi, qui se fera finalement réformer P4, après avoir consommé une quantité importante de mouchoirs. Ben Oudi n’aspirait qu’à une chose, se faire réformer, et il ne s’en cachait d’aucune façon. Le sergent s’en rendait bien compte, et à chaque minute, il lui en faisait payer durement le prix.

J’avais essayé de soutenir Mohamed, de le conseiller, de lui dire comment ne pas entrer dans le jeu de F….

Un soir, dans le couloir, voulant réconforter Mohamed, j’ai prononcé des paroles bien imprudentes. Je tournais en dérision l’attitude et la façon d’être du sergent pour faire sourire mon camarade d’infortune, quand ce dernier me lança un regard alarmé : le sous-officier était debout, à quelques mètres, et me regardait d’un air froid. Il ne me dit rien, et s’éloigna.

Mais j’avais commis l’erreur fatale, je le savais, et je sentis mon ventre se contracter. J’allais être dans le collimateur du sergent !

 J’avais attiré sur moi l’attention de « Flagada Jones », comme on l’avait surnommé !

Ben Oudi est à terre, il reste pour F… une proie de choix : moi.

Que puis-je être à ses yeux ? Certes, je suis impeccable dans ma tenue et mon langage (peut-être même trop poli) et toujours obéissant. J’accepte de porter ma part du fardeau commun. Mais il est visible que je ne manifeste nul enthousiasme, nulle véritable adhésion à la vie de la caserne.  Je suis souvent ironique. Même fatigué, et même déprimé, je parviens à prendre les événements en riant et invite les copains à me suivre dans cette voie. Je reste à distance des choses.

Mais je reste le petit intello à lunettes, un peu faiblard, un peu maladroit… comme vous devez me mépriser, sergent, comme vous devez me trouver minable…

Les paroles que j’avais adressées à Mohammed et surprises par le sergent furent sans doute la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

 Voilà une attitude inacceptable, dangereuse, contenant les ferments d’une révolte propre à ébranler la section, le régiment, que dis-je ? l’Armée ! Il faut, se dit F…, mater ce petit branleur sans couilles qui s’appelle T…  !

*

C’est alors le commencement d’une bien rude averse. T…  ceci, T…  cela, T…  tu n’as pas fait ci, T…  tu n’aurais pas dû faire ça, et cela pendant toute la journée, du réveil au couvre-feu. Cela se fait sous les yeux de camarades compatissants et de caporaux qui voient bien ce qui se passe mais ne peuvent rien faire, grade oblige. Quant au sous-lieutenant Paulty, il est inexistant. C’est le  chef Glier, son second, qui est le véritable commandant de la section. Influencé par F…, il ajoute sa dose de récriminations personnelles à mon encontre, avant de s’apercevoir qu’elles n’ont guère d’objet. Glier se met alors en position de neutralité. F… a le champ libre.

Les précédentes « victimes » de F… ont craqué. Les deux gros costauds, le dur qui avait fait de la taule, Ben Oudi a craqué. Je me refuse à faire de même. Je reste poli, calme, réglementaire. J’obéis à tous les ordres, sans discuter, comme pour mettre davantage en exergue leur stupidité. Ni héroïque, ni couard, je réponds à la dictature par une soumission totale et une apparence de parfaite indifférence.

Pour la première fois de ma vie, je combats.

Je développe cette forme particulière de courage que les anglophones appellent la fortitude, qui est la patience d’endurer sans rien dire.

 Mais, de jour en jour, mon angoisse monte.

Un week-end à la maison m’apporte un bref soulagement. Mais F… va pouvoir continuer son harcèlement durant la période qui vient de s’ouvrir : trois  semaines  sans permission, en plein au milieu des « classes » ! Dès le matin du lundi de la première semaine, il passe à l’attaque. Tous les problèmes de la section retombent dorénavant sur mes épaules. Si l’imbécile qui marche devant moi n’est pas capable de marquer le pas, c’est de ma faute, je dois le troubler d’une façon ou d’une autre. Si, à un rassemblement, je ne fais pas partie du premier quart des appelés arrivés sur la place, je suis un retardataire, et ai droit à un savon en règle. Une corvée supplémentaire ? T…  va s’en charger ! Quelqu’un a fait une « couille » ? On sait qui est le responsable de tout : T…  !

J’en prends pleine la figure, constamment. Je suis rabaissé, injurié, humilié.

Je découvre alors avec une surprise mêlée d’abattement comment, par ces petits coups symboliques sans cesse répétés, on veut faire vaciller un homme. Nul besoin de torture physique. Je fais l’expérience de ce que, dans quelques années, on nommera le harcèlement moral. Je me sens de moins en moins bien.

Et puis… F… ressemble tant à Philippe, mon frère détesté !

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