26. Le FAMAS
Notre section, les uns derrière les autres mais « sans idée de manœuvre » – c’est-à-dire sans marcher au pas – se dirige vers un lieu du régiment qui nous est encore très largement inconnu, là-bas du côté des hangars. C’est le quartier Pelleport, où, dans quelques mois, il nous sera donné d’assurer des services de garde.
Chacun d’entre nous porte à la main son FAMAS – Fusil d’Assaut Manufacture d’Armes de St Etienne.
Suite aux cours magistraux, et aux exercices pratiques, nous le connaissons par cœur. Sa longueur, son poids – chargé ou non chargé, son calibre, la vitesse d’éjection de balles – un effarant 960 mètres par seconde. Nous l’avons démonté, remonté des dizaines de fois, huilé, graissé, nettoyé, admiré pour sa complexité mécanique, craint pour l’étrange texture du métal froid qui le constitue. Mais il n’est resté pour nous qu’un objet inerte. Nous n’avons encore jamais tiré avec. Dans nos mains, il n’a été qu’une étrange sculpture contemporaine dont nous reconnaissons désormais les moindres recoins, au point que nous avons fini par oublier sa destination essentielle : tuer.
Pour la première fois, en cette froide après-midi de la mi-février, nous allons tirer. D’abord à blanc, puis à balles réelles. Un sous-officier nous fait une démonstration. Le bruit que fait l’arme lors du tir à blanc nous inquiète déjà. Celui qu’elle produit en tir à balles réelles nous épouvante. Toute la violence de l’objet apparaît soudain à notre oreille, faisant siffler nos tympans. Malgré nos bouchons de protection, ce n’est pas sans angoisse que nous pressons tout contre notre visage cette étrange chose inerte capable d’exprimer tant de brutalité à la suite d’une simple et timide pression sur la queue de détente.
Nous nous habituerons, cependant. Du moins au tir. Moins aux invraisemblables et interminables séances de nettoyages d’armement qui suivront, et qui pourront durer trois, quatre ou cinq heures, pendant lesquelles on nous ordonne à chaque instant, contre toute évidence, de nettoyer encore davantage des canons que nos efforts assidus ont pourtant rendus plus brillants que de l’aluminium fraîchement poli. Mais nous savons qu’abraser nos nerfs fait partie de l’Instruction.
*
Et puis, pour moi, il y eut ce jour étrange, dont je me souviendrai à jamais avec un goût amer au coin des lèvres. Une journée pendant laquelle j’avais été constamment l’objet des récriminations et injures du sergent-chef Glier. Cette journée devait se conclure par une séance de tir. Tremblant de colère devant les injustices dont j’estimais être l’objet, j’avais du mal à tirer convenablement. Plus tard, à la Compagnie d’Appui, dans une ambiance sereine, j’allais devenir un des meilleurs tireurs de ma section ; mais pour l’instant, je ratais cible sur cible. Le sergent-chef trouvait à ma maladresse un motif supplémentaire – et légitime, celui-là – pour s’adresser à moi avec le dernier des mépris.
C’est alors qu’une brusque impulsion me prit. J’étais debout sur le pas de tir, attendant l’ordre pour mettre à plat ventre et recommencer. Mon Famas était entre mes mains, chargé. Le sergent-chef Glier, le « nain de jardin », était derrière moi, me considérant avec toute la hargne qu’il savait mettre dans ses petits yeux perçants. Je me sentais, comme jamais, gauche, stupide. Il y eut au fond de moi comme l’amorce d’une véritable bouffée délirante, faite de haine, de souffrance, mais aussi d’infinie lassitude. J’étais comme un volcan immobile mais qui sent, dans ses profondeurs, la lave bouillante qui surgit, chauffe, appuie de toute sa force sur les parois internes d’une montagne prête d’exploser. Je sentis un désir monter en moi. Un désir porteur de destruction, de mort, porteur de la joie ricanante de celui qui va répandre le sang et s’en faire gloire.
Pendant un bref instant, le canon de mon arme dévia de quelques centimètres sur la droite. Un geste fugace, qui ne semblait avoir aucune signification particulière, mais qui était l’ébauche d’un mouvement plus vaste que j’étais parvenu à réprimer presque immédiatement.
Car pendant une fraction de seconde, j’avais songé à me retourner, et à abattre d’une rafale dans le ventre le sergent-chef Glier, commandant en second de la section.
Cette pensée fugace fit passer comme un étau de glace sur mes épaules. Lorsqu’on m’ordonna de me remettre en position et de tirer, j’étais comme dans un état second, l’esprit vide, les mains pâles et froides.
J’entendis alors les éloges inattendus du sergent-chef. Dans cet état de fureur glacée où j’étais, j’avais tiré trois balles, et les trois avait traversé la cible à quelques centimètres de son centre, à la distance de deux cents mètres.
« Tu vois, quand tu veux !», éructait le sergent-chef.
Je n’osai pas répondre que je l’avais imaginé debout devant la cible.
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