66. le dimanche soir au « trou »
Dimanche soir. Dans le bâtiment Compagnie presque désert, nous sommes seuls dans la chambrée, Christophe Ganse et moi. Il n’y a pas eu de permission ce week-end pour la section Rasura – musique, car nous avons, ce matin même, assurer un service d’honneur pour une cérémonie quelconque dans un petit village perdu. Cette corvée achevée, nous sommes revenus en bus au régiment. Nous avons dû revêtir notre treillis de travail le temps du repas du soir, et la plupart d’entre nous ont ensuite fui vers la ville et ses alentours. Christophe s’est revêtu en civil, et lit tranquillement un magazine. Je suis en treillis, et vaque à quelques molles occupations en attendant d’aller me coucher.
Un caporal-chef d’une autre section surgit soudain dans la chambrée. C’est la première fois que je le vois. Nous le saluons. D’un ton plus autoritaire que gêné, il nous annonce qu’il y a un problème d’organisation au niveau des services de garde : il manque quelqu’un pour surveiller le trou, le gnouf, le local disciplinaire. Il nous demande de bien vouloir choisir celui d’entre nous qui se sacrifiera. Puis, avisant que je suis en tenue militaire, il me propose de le faire.
Irrité, je fais remarquer au caporal-chef que c’est toujours sur notre section d’appelés, déjà doublement sollicité en tant que fausse « section musique », que retombe toujours ce genre de corvée. Nous sommes les bouche-trous du régiment ! Je refuse tout net. La fermeté de mon ton semble ébranler le caporal-chef, qui sort en annonçant qu’il va voir « s’il peut faire quelque chose ». Mais il revient quelques minutes après pour confirmer ses instructions. Je discute quelques minutes, avant que le gradé ne finisse, presque désolé, par me préciser qu’il s’agit d’un ordre.
« Puisque c’est un ordre, je me soumets », dis-je noblement. Et je prépare mon sac marin – sous-vêtements, nécessaire de cirage, un ou deux livres – avant de me rendre dans ce fameux « trou » dont j’ai déjà beaucoup entendu parler mais que je n’ai encore jamais vu de près.
Le « trou » est un en fait un couloir, fermé de l’extérieur, qui donne sur une dizaine de cellules, elles-mêmes verrouillées de la même façon. La première pièce à gauche correspond au logement de celui qui tient le rôle de gardien de prison, mais ne diffère pas des autres pièces de ce lieu d’infamie. Tout est blanc, propre, purement fonctionnel, et en rien dissemblable à la chambrée que j’ai pu connaître à la Compagnie d’Instruction, si ce n’est que le nombre de lit est considérablement plus réduit, et qu’il n’y a pas d’armoire.
Le gardien « descendant » est un caporal-chef engagé d’une des compagnies d’éclairage et de combat antichar. Quand on les voit défiler, ces gaillards nous en imposent toujours. Uniquement engagés, grands, musclés, ils nous rappellent par leur seule allure, le timbre magnifiquement grave et profond de leurs voix quand ils traversent la grande cour, le pas presque aussi lent que celui des légionnaires, qu’ils sont de véritables soldats. En les voyant, nous prenons conscience que nous ne sommes malgré tout que des ébauches de l’état militaire, que de simples appelés de passage.
Le caporal-chef semble assez surpris d’être relevé par une simple première classe appelée de la compagnie d’appui. Il me passe les consignes, qui se limitent fermer les cellules au couvre-feu, à réveiller les prisonniers à six heures du matin pour qu’ils rejoignent leur compagnie et l’ordinaire – aucun détenu n’étant en régime « isolement ». Me restera ensuite à noter sur un petit cahier la date, mon nom, et très probablement la mention « rien à signaler ».
Le caporal-chef quitte la prison, refermant la porte sur moi, étrange gardien tout aussi enfermé que ses codétenus. En attendant le couvre-feu, je fais connaissance avec mes prisonniers. Ils sont une demi-douzaine, première classe ou caporaux. A son foulard noir, je m’avise qu’un d’entre eux appartient à la compagnie du génie, et je m’enquiers des quelques personnes que je connais, tel Sardani, qui y poursuivent leur service. J’apprends avec un sourire que Sardani n’a rien perdu de son franc-parler et passe un temps considérable au trou. J’ai même, me dit-on, joué de malchance en ne le rencontrant pas ce soir. On me confirme aussi que les appelés de cette compagnie ont un temps libre considérable, et des activités bien plus réduites et intenses, beaucoup plus de permissions que nous autres de la Compagnie d’Appui.
Loin de m’en plaindre, j’éprouve à cette nouvelle une vive satisfaction. Ne sommes-nous pas la « vitrine du Régiment » ?
On vient de frapper à la porte du trou. J’ouvre le guichet. C’est le sous-lieutenant Kinz.
« Mes respects, mon Lieutenant !
— Bonsoir, T… . Je dois d’abord de préciser que tu ne devrais pas être là, on n’aurait jamais dû te faire pourvoir ce poste, c’est une erreur, mais on m’a promis que tu pourrais être relevé demain matin. Ils trouveront quelqu’un.
— Je vous remercie, mon Lieutenant.
— Mais enfin, puisque tu es là, fais bien attention à toi. Tu as combien de prisonniers ?
— Six, mon Lieutenant !
— J’espère qu’il n’y aura pas de problèmes. Si c’est le cas, ne joue pas au héros
– Mon lieutenant », dis-je avec un sourire, « j’ai déjà fait un peu connaissance avec eux, et il n’apparaît pas que ce sont des brutes sanguinaires. La plupart bouquinent. Il y a eu même deux qui lisent du Umberto Ecco. Le nom de la Rose. Dans une caserne, je trouve ça suspect.
« Mais, j’y songe, je comprends maintenant pourquoi ils sont ici ! Ils ont certainement pris du trou parce qu’ils se sont adressés à un supérieur à l’aide de mots de plus de deux syllabes, et qu’il y a eu malentendu. Comme mes bisbilles avec Hiran, quand j’ai dû arroser toutes les fleurs de la compagnie ! Rendez-vous compte, le Nom de la Rose. Cela finit même par du latin, je crois ? Trop de culture nuit, même s’il paraît que sine doctrina vita quasi mortis imago est… ans all these sort of things… »
Le lieutenant, qui était venu me réconforter, semble désarçonné par ma bonne humeur ironique et mon latin de cuisine. Ne voulant pas lui faire de peine, je reprends mon sérieux :
« Ne vous inquiétez pas mon Lieutenant. Et merci de vous préoccuper de ma situation. J’y suis très sensible, sincèrement.
-—Bonne nuit, T… .
— Bonne nuit, mon Lieutenant. »
Il est dix heures. J’enferme mes ouailles dans les petites cages individuelles en leur souhaitant bonne nuit, et je vais m’allonger dans mon propre cachot, dont je laisse la porte grande ouverte.
On frappe à nouveau. C’est le sergent-chef Moulin. Il n’est pas paternel comme Kinz, il ne s’inquiète pas pour moi, il pense que je suis un grand garçon qui peut se débrouiller tout seul, il vient seulement me saluer fraternellement avec de sortir en ville.
« Bonsoir, chef !
– Bonsoir, T… , ça se passe bien ?
— Il y a déjà eu trois tentatives d’évasion depuis que je suis là, dont une avec armes, mais je me suis conduit en soldat héroïque. J’ai maté les insurgés, les ai couverts de chaînes, avant de les enfermer dans leurs gnoufs respectifs. Ceci dit, s’ils recommencent, je crois que je m’enfuirai avec eux. Il ne fait pas très chaud, dans cette cambuse.
— Je vois que tu prends bien la chose », me dit affectueusement Moulin. « Toujours le mot pour rire. Allez, bonne nuit, T… !
— Bonne nuit, sergent. »
A six heures, les prisonniers quitteront l’endroit comme prévu. L’adjudant d’unité m’annonce que je dois attendre la relève, et rester sur les lieux d’ici là : un puni peut être transféré à tout moment. Mais la relève n’arrivera pas. Toute la matinée, je resterai enfermé, seul dans une prison, à ne garder personne, avant qu’on ne se décide à me libérer sur le coup de onze heures.
« Je viens de prendre du gnouf sans trop savoir pourquoi ! » dirai-je en riant aux copains en rentrant à la compagnie.
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