60. Mais où est passée la 7ème compagnie ?




 




La compagnie d’appui comporte un foyer, une petite pièce où les appelés vont rarement, souvent occupée, il faut bien le dire, par des caporaux chefs, voire des sous-officiers désœuvrés qui y bavardent autour d’une bière. Sans être persona non grata à cet endroit, on nous fait comprendre qu’il est quand même fortement recommandé d’être un soldat engagé pour avoir le droit d’y passer un moment.

C’était au point que nous préférions faire le trajet jusqu’au foyer régimentaire, généralement à quatre ou cinq – Christian, Cédric, Denis, et bien sûr les inséparables Bomeau et T…  – afin d’y faire quelques parties de flipper. Nous n’y buvions généralement pas, gardant cela pour nos virées jusqu’à la brasserie de la gare, où nous consommions une bière. On pouvait être rétrospectivement surpris de constater que notre vie à la caserne, tordant le cou à bon nombre de clichés, était un exemple de sobriété, de raison et de tempérance.

Un jour cependant, il y eut un heureux hasard – l’absence des engagés, en l’occurrence – qui nous permis de nous réunir entre appelés, dont Denis, Yannick, Cédric et moi, dans le foyer de la compagnie. Comme prétexte à la réunion. Quelqu’un ayant déniché une cassette vidéo du film « on a retrouvé la septième compagnie« .  Je n’avais que peu de souvenirs de ce film, que je considérais comme un de ces navets bien franchouillards où un Jean Lefèvre, un Henri Guibet, un Pierre Mondy font assaut de niaiserie. Le genre de film qui reste dans la mémoire populaire, mais  n’occupe certes pas une place immortelle dans l’histoire du cinéma. Au moins a-t-il le mérite d’avoir laissé dans la mémoire collective quelques fines répliques (« le fil rouge sur le bouton rouge, le fil noir sur le bouton noir… », « si je tenais le con qui a fait sauter le pont »,  « restez groupiert ! »). Mais qu’importe. Un foyer régimentaire n’est pas un lieu où on s’attend à déguster le ciel peut attendre de Lubitch en version originale non sous-titrée, ou le film expérimental aux allusions bergmaniennes de quelque cinéaste papou.

Revoir la septième compagnie en étant soi-même vêtu en militaire prenait soudain un caractère vertigineux, comme une mise en abîme, eût dit un critique des Inrockuptibles. Ces petits soldats maladroits, un peu veules, nous tendent un miroir sans complaisance mais sans honte sur nous-mêmes. Ce sous-officier un peu prétentieux incarné par Mondy, qui veut autant que possible épargner sa vie et celle de ses hommes, plutôt que de se couvrir de gloire, est plein d’humanité. Ce Jean Lefèvre en rustaud (joué avec, n’en déplaise à certains, une grande finesse ! Car faire l’imbécile avec autant de talent n’est pas donné à tout le monde), compose un personnage sur lequel nous pourrions mettre le nom de certains de nos camarades.

Tous ces petits soldats qui ne retrouvent plus leur compagnie, qui ne la cherchent pas vraiment, qui suivent les ordres mais sans faire de zèle, qui ne semblent pas très malins mais qui sont plein de débrouillardise et de bon sens, c’est nous. C’est plus que nous, même, c’est le Troufion éternel, non pas le St-Cyrien en gants blancs, le prince de Hombourg, mais plutôt le Wozzeck, le brave bidasse, le simple gazier, infiniment noble dans sa modeste et fragile condition. C’est le Jean Gabin des gaietés de l’escadron, bien loin du capitaine de Boiledieu qu’interprète Fresnay dans  la grande illusion, faisant le joyeux tire-au-flanc sous l’œil paternel d’un officier Raimu qui enfle de colères terribles mais accorde toutes les permissions qu’on lui demande.

A chaque scène du film, à chaque réplique même, Cédric, Yannick et les autres, nous échangeons des clins d’œil complices, conscient des grosses ficelles du scénario mais en même temps, paradoxalement, de la joyeuse philosophie qui se dégage de tout cela.

Il y a dans le film, cette image surréaliste d’un artilleur allemand affligé d’un strabisme divergent effrayant, et qui en rate systématiquement sa cible, abattant les avions de son propre camp.

« C’est bien l’armée, ça, lâche Yannick. Mettre des aveugles derrière des lunettes de fusil ! »

Mais il n’y a là nulle récrimination de sa part, et il dit cela avec un large sourire.

Oui, l’armée est telle que dans la septième compagnie, et dans tant d’autres films : elle fait des artilleurs avec des aveugles, elle colle des analphabètes dans des bureaux, elle colle dans des armureries des sportifs qui se sont fait passer pour « sédentaires stricts ».

D’un diplômé en psychologie qui joue un peu de piano, elle fait un joueur de glockenspiel, un conducteur poids lourds, dans une section radar, dans une compagnie d’appui d’un de ces glorieux régiments de l’Est postés là pour attendre la menace communiste.

L’armée avait fait de moi un petit soldat, moi qui étais si peu fait pour l’être. Et pour finir, je m’y sentais bien…

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