59. Sissonne, partie II


 






La journée du lendemain commence par du tir, mais du tir comme nous ne l’avons pas encore expérimenté : en plein air. Les cibles nous paraissent bien plus difficilement visibles que dans notre bon vieux stand de Sarrebourg. Néanmoins, nous faisons de notre mieux.

Pour corser la situation, le lieutenant nous ordonne de passer le masque à gaz, de courir – la visière se couvre de buée et nous étouffons à moitié – puis de tirer à nouveau. A ma grande surprise, je réussis beaucoup mieux mon tir dans ces conditions.

« Je crois que tu deviens meilleur quand tu es en situation de stress, T…  » me dit Kinz en souriant. Le lieutenant venait sans doute de mettre le doigt sur une vérité profonde.

L’après-midi, cours de topographe élémentaire. Nous nous répartissons par petits groupes. J’ai la joie d’être avec le caporal-chef Bauchon ; j’aime la chaleur humaine, le respect pour les appelés, l’humour que ce vieux briscard qui a fait la guerre du Golfe de 1991 cache derrière son intransigeance et ses airs bourrus. Je me flatte d’être de ceux pour lesquels l’estime est réciproque.

A lieu une instruction (très) élémentaire à la topographie. Le caporal-chef nous apprend à évaluer une distance en marchant («Marches comme si c’était en ordre serré, en allez jusqu’à ce point, en comptant les pieds gauches. A combien es-tu ? Soixante ? Eh bien tu sauras que pour toi cela correspond à cent mètres. ») et à désigner un objectif précis à un de nos camarades. (« Les deux grands arbres isolés sur la petite éminence : ceci est mon repère. A deux largeurs de doigts[1] à gauche, une première ligne de crêtes, puis une deuxième. L’abri au sommet de la deuxième est notre objectif. »). Il nous montre comment trouver le nord à l’aide du cadran d’une montre (Simple : il  « suffit » d’utiliser le prolongement de la bissectrice de l’angle formé par les « 12 » et par la petite aiguille dirigée vers le Soleil et réglée sur l’heure… solaire !). Il nous montre comment réaliser un « tour d’horizon » d’un terrain potentiellement hostile, (toujours dans le même sens, du proche au lointain, du général au plus détaillé…)

Retour dans notre campement en fin d’après-midi. Je sais que la nuit sera longue pour moi. La conduite de nuit est au programme. Un rassemblement de chauffeurs à lieu, afin de nous en apprendre quelques rudiments. Il ne pas fixer un point lumineux, pour que la rétine reste habituée à l’obscurité. Il faut utiliser l’éclairage de combat des camions, avec ses petites lanternes presque invisibles et triangulaires ; il faut profiter de la lueur que la Lune projette sur les surfaces roulantes.

Repas du soir. Discussion amicale et drôle avec Sébastien Leprince, qui conduira la voiture de notre petit convoi. Nous attendons les ordres longtemps, avant que le capitaine ne surgisse, ne s’exclame que nous sommes en retard pour le point de rassemblement des véhicules. Leprince prend la carte du camp, se précipite dans son Auverland, en compagnie de Cédric Hermont comme conducteur ; ils démarrent en quatrième vitesse. Je suis avec le camion, seul à bord, poussant le moteur au maximum. Nous sommes tous feux éteints, et roulons à plus de soixante-dix sur les étroites routes du camp, sous la pleine Lune.

Leprince s’arrête brutalement, ouvre la portière, vient vers moi et me consulte. Je lui fais remarquer qu’il a la carte, et que je ne connais absolument pas la topographie de ce camp militaire, ni celle d’aucun autre d’ailleurs, en dehors des espaces en friche de Lorquin. J’essaie de l’aider à y voir clair sur son plan. Nous repartons. Dans un virage à gauche, ma portière que j’ai mal fermée s’ouvre brusquement, et je manque quitter mon camion en pleine vitesse en la refermant. J’éclate de rire, grisé de l’air froid de la nuit et de quelques risques que nous courrons.

Nous rejoignons le convoi. Les autres camions ne sont là que depuis peu, et nous ne sommes pas en retard. Ironie des choses, c’est à une allure d’escargot que nous procéderons à  notre entraînement de conduite de nuit. Le véritable exercice, nous l’avions fait pour arriver sur les lieux !

C’est presque avec impatience que je me maintiens derrière l’Auverland de Leprince, les cendres de la cigarette de Cédric filant à travers la nuit comme une bizarre étoile filante.

Retour au petit matin, petit déjeuner, et c’est parti pour une course d’orientation. Aucun d’entre nous ne trouvera toutes les balises, et nous reviendrons couverts d’écorchures, ayant fait mille chutes dans les nombreux trous d’obus remplis de broussailles épineuses du petit bois où est le parcours. Retour en camion, déjeuner, et c’est parti par un nouvel exercice.

Progression en terrain hostile, en se dissimulant. Je joue le jeu au mieux, bondissant d’arbre en arbre, de cachette en cachette, le cœur battant, d’ornière en ornière, m’amusant de frissonner d’une exaltation non feinte en essayant de discerner je ne sais quel ennemi, heureux comme un gosse qui joue à la guerre et s’en octroyant toutes les joies sans courir le moindre risque. Je m’entends citer en exemple par le sous-lieutenant Kinz à mes camarades qui prennent les choses plus mollement.

Puis exercices d’embuscades, avec grenades à plâtres, et tirs à blancs. Je le lance à corps perdus dans cette activité, déployant une énergie physique que je ne me connais pas, une habileté aussi, à me dissimuler, à surgir derrière mes amis et à leur faire exploser nos petites armes inoffensives entre les pieds, avant qu’en d’entre eux ne réussisse à me renvoyer la monnaie de ma pièce alors que je me croyais bien caché derrière des arbres. La grenade explose à côté de moi.

« Un T…  mort ! » m’exclamai-je hautement.

Soirée longue, et nouvelles activités, nouvelle nuit blanche. Nouvelle journée de tir. Toute une semaine qui passe, qui nous épuise le corps, mais non l’âme. Une dernière nuit, de nettoyage d’armement, mais où les chauffeurs de camions auront le droit d’aller se coucher plus tôt que les autres – d’autant que la conduite de nuit et autres exercices spécifiques les ont particulièrement éprouvés les jours précédents. Par camaraderie, je reste autant que je peux avec les autres à astiquer mon FAMAS, mon bon vieux « A-56221 » avant de céder à la fatigue, de la laisser terminer à un camarade, et de plonger dans un sommeil profond et heureux.

Long retour, le lendemain, sept nouvelles heures de route. Moins exaltantes que l’aller, puisque c’est fini pour cette fois. Encore cette petite pointe de nostalgie anticipative pique ma poitrine. J’ai conscience que chaque journée est comme un petit coffre où des bons souvenirs sont engrangés.

Des choses simples, qui n’ont guère de sens pour ceux qui n’ont pas fait ces expériences. Quelque chose comme ce que doivent connaître les sportifs de la même équipe, au retour d’une épreuve importante. De menus faits, insignifiants à eux-mêmes, mais qu’on aimera à évoquer plus tard, entre copains, en s’échangeant des photographies.

Sarrebourg. Plein du camion, avant de lui faire rejoindre son hangar. Un petit tour en ville, à la brasserie de la gare, symboliquement, avant de rejoindre la chambrée, de se souhaiter bonne nuit, de glisser ensemble dans le même sommeil candide et juvénile.


[1] Chacun se devant, bien sûr, d’  « étalonner » préalablement sa main en mesure angulaire !

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