58. Sissonne, partie I


 






Juillet, six mois de service, et le petit trait rouge de la distinction de « première classe » qui traverse désormais obliquement ma poitrine. Départ annoncé pour les grands manœuvres. Pour la première fois, nous partons pour un véritable camp d’entraînement, un de ceux qu’on ne peut éviter quand on parcourt l’Est de la France, tel que Mourmelon, une de ces grandes zones interdites où s’effectuent de mystérieux exercices.

Quand nous sommes arrivés à la Compagnie d’Appui, les anciens revenaient tout juste des « Rousses », la mémoire pleine d’aventures dans la neige, les cols et les bivouacs. Nous nous apprêtons à passer une semaine bien remplie là où le chef de corps nous ordonne d’aller. La Compagnie au complet, avec armes, bagages et véhicules part pour Sissonne, près de Laon.

J’aurai charge de conduire mon TRM, le « 6902873 » sur l’ensemble du parcours. Au contraire de Yannick, lui aussi au volant d’un camion, je ne transporterai nul passager. Par une de ces ironies coutumières de l’armée, ma myopie (codée« Y4 »), même parfaitement corrigée par les verres correcteurs, m’interdit d’avoir des camarades à l’arrière de mon véhicule. En échange, je transporterai… les grenades, munitions et autres explosifs ! Ce qui me laisse d’ailleurs parfaitement froid. Ce n’est pas censé exploser pour un rien, tout ce bordel, non ?

Nous préparons nos affaires fiévreusement, attentifs à respecter les listes fournies par les gradés. Ceux-ci ont confiance en nous – nous sommes des anciens, désormais – et ne prennent même pas la peine de passer en revue nos sacs. Nous sommes deux contingents solides et nombreux – le 94/12 et le 95/02, accompagné des quelques copains de la 95/04.  Pour les quelques 95/06, on préfère les laisser à Sarrebourg pour faire les T.I.G.

Caisses de grenades, jerricans, munitions, fusils, tout s’entasse sous les bâches des petits Renault et des vieux Berliet. Tout bouclé au soir, la veille du départ. Exceptionnellement, ce soir-là, nous n’avons pas quartier libre. Le départ aura lieu tôt.

Le lendemain matin, sous le coup de quatre heures, le convoi se rassemble. Je m’installe avec satisfaction au volant de mon camion. Le Chef de musique Jorban  a pris place à mes côtés. Je m’en réjouis, car s’il est assez rosse en collectif, il est, « au naturel », d’une commerce pas désagréable. Il est d’humeur excellente, et je prévois un trajet agréable. Coupe-circuit sur « ON », bougies de préchauffage activées, réchauffage gazole, contact : le gros quatre cylindre s’ébranle sur une cadence bonhomme, un peu heurtée, avec de se stabiliser sur un ralenti régulier, accompagné du léger sifflement du turbocompresseur. Les freins sont vite sous pression, les voyants d’alerte s’éteignent. A l’arrière du Renault qui me précède, les copains, assis dos-à-dos au milieu du camion, s’emmitouflent dans leurs parkas, fusils posés verticalement entre leurs cuisses. Phares allumés, les camions se mettent en route, avançant au pas en direction du portail Rabier.

Nous quittons Sarrebourg. Ce départ au petit matin, dans le ronronnement des moteurs diesel, me remplit d’une joie simple et naïve. Je plaisante avec Jorban, qui comme à son habitude, me surnomme « Beethoven ».

« Chopin, mon adjudant, je préfère Chopin », précisai-je en souriant, tandis que je viens d’enclencher la cinquième vitesse et que le camion, lancé sur la nationale en direction de Nancy, stabilise sa vitesse un peu au-dessus de quatre-vingt-dix kilomètres heures. Peu soucieux des soixante réglementaires et des grandes distances entre véhicules exigés d’ordinaire pour les convois militaires, nous partons plutôt vers Sissonne comme des vacanciers qui se suivent dans leurs camping-cars.

Sept heures de route. Sans monotonie. Du haut d’un camion, la ligne d’horizon se dégage, le paysage est plus vaste, les rails de la voie expresse ne bouchent pas l’horizon. Jusqu’à Nancy, puis Toul, j’ai l’impression de redécouvrir les ondulations vertes et presque maritimes de ma chère Lorraine. Nous traversons Bar-le-Duc, souriant aux jeunes filles qui traversent les rues devant les camions en considérant tous ces jeunes militaires d’un œil mutin. Les longues plaines cultivées de la Champagne se déploient jusqu’à Reims, ses collines couvertes de vignobles, sa superbe cathédrale devant laquelle notre convoi serpente. Laon, citadelle superbe au milieu de la plaine, pointe à l’horizon, mais nous n’irons pas jusque-là. Une direction Sissonne apparaît sur les panneaux, et mon enthousiasme décroît, tellement cette journée sur la route m’avait plu, me rappelant celles, en Moselle, où nous roulions sans but, juste pour aligner des kilomètres et valider notre permis de conduire.

Collines basses, sous-bois, panneaux d’interdiction – mais qui ne nous concernent pas, nous les militaires – et soudain une barrière, une poste de garde. Nous entrons. Notre première destination sera le poste à essence.

Des AMX 30 nous croisent, dans le bruit de ferrailles de leurs chenilles sur le béton. C’est la première fois que j’en fois d’aussi prêt. Ils donnent une paradoxale impression de puissance et de vétusté. Ils passent à côté de nous, crachant des volutes de fumée noires, et s’éloignent en direction de la piste qui leur est réservée.

« Tout camp d’entraînement, m’explique doctement Jorban, est entouré d’une piste de char, qui en fait le tour, d’où le nom de circulaire qu’on lui donne ».

Nous repartons. On nous a alloué un abri en dur dans un certain secteur du camp. Les panneaux que j’aperçois aux intersections, composés de chiffres et de lettres, me sont parfaitement incompréhensibles. Je me contente de suivre les autres.

Notre abri est une longue baraque rangée parallèlement à d’autres, à un seul étage, banalement construite en béton et pourvue d’un toit en tuile on ne peut plus standard. On se distribue en chambrée. Des « lits picots » nous attendent, sur lesquels nous posons nos sacs de couchage. Nous mangerons, pour ce soir, nos rations de combats, préparés dans la chambrée même. Nous disposerons de toilettes, et de douches sommaires.

Si nous escomptions nous reposer du voyage, le sous-lieutenant Kinz nous ramène vite à la raison de notre présence ici : notre première soirée débutera par une marche de nuit. Protestations molles. L’officier nous quitte pour aller examiner de près notre itinéraire avec le capitaine. Nous continuons à maugréer en son absence, mais sans réelle mauvaise humeur. Je commence à ressentir la fatigue de la conduite, et m’allonge quelques instants. Une heure plus tard, le lieutenant revient et nous annonce, mi- penaud mi- amusé, que la marche est annulée car le parcours initialement prévu correspond à une zone qui va être utilisé pour des tests de précisions de bombardements à basse altitude ! Nous sourions ironiquement à cette nouvelle. Cette première soirée – et Kinz semble le regretter un peu – sera banalement consacrée à du repos. Pas question de quartier libre cependant (Mais où irait-on d’ailleurs ? Cueillir des champignons dans les bois ?), mais couvre-feu et tout le tralala, comme durant les classes : nous sommes en manœuvre, que diable !

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