54. Mon amitié pour Yannick

 



Amitié (Petit Robert) : Sentiment réciproque d’affection et de sympathie qui ne se fonde ni sur la parenté ni sur l’attrait sexuel.

« Le premier mérite qu’il faut chercher dans votre ami, c’est la vertu, ce qui nous assure qu’il est capable d’amitié, et qu’il en est digne »

Madame de Lambert, Traité de l’Amitié





 


Ce qui distingue la véritable amitié est l’absence d’arrières pensées. Dans les relations humaines demeure souvent cet éclat interrogateur dans l’œil, cette mimique dubitative, un sourire un peu trop insistant, quelque chose comme l’ombre furtive d’un éphémère venant virevolter contre un verre de lampe-tempête, à la tombée de la nuit. Il y a toujours, envers les meilleurs camarades, cette fatale tendance à attribuer à l’autre de pensées souterraines, des desseins cachés, parfois même des désirs inavouables et à jamais informulés.

Dans un jeu de miroir infini, il y a aussi la façon dont l’autre nous voit, de ce travail de méditation sur nos propres intentions qu’il conduit de son côté. Il y a ce moment où les regards se détournent brièvement l’un de l’autre.

C’est quand de telles questions ne se posent pas que l’amitié véritable existe. Des amis peuvent se parler pendant des heures sans cesser, ne serait-ce qu’un instant, de se regarder dans les yeux. Ils ne courent aucun risque en ne se dissimulant rien, ni leurs forces, ni leurs faiblesses. Ils ne se posent même pas la question de la réciprocité de leurs sentiments. Ils puisent, naturellement, leurs joies et leurs peines aux mêmes sources.

Cependant, cette délicate alchimie, cet amour des âmes dont Platon fit le si éloquent portrait, est un joyau si rare que peu d’humains, sans doute, le connaissent dans leur vie. Ils ignorent même, en leur cécité bienheureuse, que quelque chose de ce genre pût exister.

Mais qu’importe cette rareté ? Car qui a connu, une fois seulement dans sa vie, un tel sentiment, quiconque a pu faire l’expérience de ce partage total de l’âme, en voit son existence définitivement éclairée. Ni l’absence, ni la mort même ne sont plus choses importantes. Au cœur de l’affaissement moral, ou de la douleur physique, au milieu des craintes et de l’obscurité, une lumière, obstinément, refuse de s’éteindre. Plus qu’une espérance, une foi, la certitude que dans l’éternité, un lien mystérieux s’est noué, qui ne peut plus se défaire.

Je pris conscience de cela en un éclair, un certain jour, sur le plateau de Lorquin, bien des mois avant notre séparation, alors que nous attendions, agenouillés, qu’un gros hélicoptère vrombissant, insecte surréaliste, nous emportât dans des cieux de hasard.

Yannick, la veille, nous avait confié les craintes que lui inspirait ce baptême de l’air. Personne ne s’était moqué de lui ; pour ma part, mesurant ce qu’une phobie peut avoir d’incontrôlable et d’invasif, je le considérais avec amitié. Yannick avait même confié sa peur au sous-lieutenant Kinz, ce qui, connaissant sa pudeur naturelle, me donnait la mesure de son angoisse.

Il était assis, sur l’herbe haute, une main posée sur son genou, et le Super Puma nous balayait de son souffle puissant, en « stationnaire » à une vingtaine de mètres devant nous.

C’est en regardant Yannick, en le voyant déglutir, lutter contre sa peur et pour sa dignité, que je compris que mon amitié pour lui avait encore franchi une étape. Il n’y avait pas jusqu’à son angoisse même que je n’aimasse en lui. Je n’avais pour lui nulle pitié, cette forme abâtardie de l’affection qui n’est que du mépris déguisé.

J’eus la pensée furtive de m’approcher de Yannick, mais je ne voulais rien faire qui le situât, qui qu’il advînt, dans une position d’infériorité par rapport à moi. Je me bornai à le regarder ? Je jetai aussi un œil à l’hélicoptère, et pendant un instant, je communiai dans la  crainte de Yannick face à cette machine grondante, instable et dangereuse. J’étais heureux de cette peur, car elle n’était pour moi que quelque chose de plus à partager.

Une fois en l’air, les craintes de Yannick s’effacèrent, faisant même place à de la griserie. Mon cœur en devint doublement léger, tandis que les ondulations du camp d’entraînement défilaient sous nos pieds.

De jeunes hommes insouciants volaient à hauteur d’hirondelle sur une campagne déjà éclairée par la chaleur d’un été précoce. Mes yeux, au travers du hublot, ne quittaient pas l’horizon où apparaissaient les crêtes du Donon, le lieu de ma naissance au sentiment de fraternité.

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