51. Ronde de nuit
Depuis quelques semaines, à nos services de garde habituels se sont ajoutées les rondes « Vigipirate ». Celles-ci durent vingt-quatre heures. Nous sommes quatre soldats, dont au moins un caporal engagé, à prendre quelques affaires dans nos sacs à dos, quitter notre compagnie pour aller nous installer dans une salle du bâtiment de l’état-major, sommairement meublée de lits de camp. Pas de treillis de parade, ni de fusil, pas de présentation au colonel, seulement nos tenues de travail et des matraques au caoutchouc accrochées à nos ceinturons, et quelques magazines qui nous serviront à tuer le temps. A une ou deux reprises dans la nuit, nous procédons à une ronde, toujours la même. L’un d’entre nous prend le volant de l’Auverland de service, quitte le régiment au portail Rabier, et inspectent un certain nombre de points déterminés à l’intérieur de l’enceinte. Puis, il va se poster à l’extérieur, près de Pelleport. Les trois autres vont à pied. A droite de Rabier, ils prennent le petit sentier qui longe la clôture du régiment et qui surplombe de quelques mètres la ligne de chemin de fer. De l’autre côté, la cité voisine étale ses immeubles aux balcons enlaidis d’antennes paraboliques.
Nous parcourons ainsi toute la longueur du régiment. Au fil des gardes, nous avons fini par nous méfier de la petite poutre de bois qui enjambe un trou, à peu près à mi-parcours : la mousse et l’érosion l’ont rendue plus glissante que de la glace. Avec le faisceau d’une lampe torche, nous balayons les petits buissons qui s’accrochent difficilement à la pente aiguë qui tombe vers les rails, pour voir si quel adolescent n’aurait pas eu l’audace de tenter une entrée furtive dans le régiment, en particulier à hauteur du terrain de football, là où le mur cède la place à une légère barrière fait d’un treillis métallique même pas barbelé.
Ce soit, c’est le caporal-chef Vilette qui nous mène, un homme dont nous ne demandons tous ce qu’il peut bien faire à l’armée. Il est grand, fort, d’une endurance étonnante même, suffisamment instruit pour avoir tous les certificats qui l’autoriseraient à être sergent, mais son inaptitude à l’autorité est presque incroyable. Il n’est tout simplement pas en mesure de prononcer clairement un garde-à-vous. Le plus irrésolu des « deuxième classe » conduit une section plus facilement que lui. A côté de lui, je me sens au moins un capitaine. Il a cependant pris la tête de notre petit groupe, dans lequel je suis le seul appelé du contingent. Nous avançons rapidement, trop rapidement même pour que nous puissions réellement faire notre travail de surveillance des abords du régiment. Nous suivons à grand-peine ses foulées amples et rapides., qui nous mènent plus tôt que prévu en vue de l’Auverland qui nous attend, moteur tournant au ralenti, son conducteur debout à côté et fumant paisiblement une cigarette.
Nous montant dans la voiture. Commence alors la ronde en ville, essentiellement centrée sur des bâtiments de l’armée. Immeuble abritant de nombreux engagés, cour de l’hôpital militaire, abords du mess des officiers, petite voie sans issue qui sépare notre régiment des hangars où l’on stocke et où on repeint nos véhicules, et pour finir un tour à pied les jardins de la vaste maison de maître dans laquelle se trouve l’appartement de fonction du colonel.
Nous reprenons la voiture qui roule rapidement le long de la rue Gambetta où s’ouvre le portail Rabier. C’est alors que j’aperçois la forme allongée sur le trottoir.
A gauche, au pied d’un mur, deux cents mètres avant d’arriver au régiment, un homme gît, apparemment inconscient. Nous l’avons tous vu, mais notre voiture continue son chemin comme si de rien n’était. Assis à l’arrière du petit tout-terrain, je pousse une exclamation :
« Mais, on ne s’arrête pas ? ! »
« On va jusqu’à l’entrée et on rend compte», répond placidement le chauffeur, un première classe connu pour tirer au flanc.
La voiture s’arrête devant le portail, et j’en descends vivement, en disant :
« Attendez ! On ne va pas laisser un bonhomme allongé comme cela sans rien faire. Il ne va peut-être pas bien du tout ! »
Et je me dirige résolument vers le malheureux, en petites foulées. Je m’approche de lui, prend son pouls, constate qu’il respire, et soudain mes narines se plissent : une renversante odeur d’alcool se dégage de l’inconnu. Je lève un instant les yeux, pour voir un des engagés, le caporal Navak un peu honteux sans doute de son inaction, qui s’approche avec précaution. Tout son comportement signifie que je suis en train de prendre un risque insensé – comme si cet homme allongé sur le trottoir n’attendait que notre venue pour brandir un couteau ou une grenade – et qu’un soldat engagé se doit d’abord d’attendre que l’appelé T… ait vérifié qu’il n’y a aucun danger avec de s’approcher. Je considère cela avec un mélange d’amusement et d’irritation : sont-ce vraiment là des militaires professionnels ? Comment réagissent-ils, quand ils sont vraiment sur le terrain ?
Je jette une exclamation qui sonne comme un ordre :
« Il est complètement cuité. Il faut appeler les pompiers. »
L’engagé s’approche, toujours hésitant. Il se sent mal, à deux heures du matin, à côté de ce type allongé sur le trottoir.
« Tu peux retourner au régiment pour appeler du secours, dis-je, je reste ici pour le surveiller. »
Navak suit ma proposition avec un soulagement visible, acceptant ma « prise de commandement » sans discuter, et repart au trot.
Je resterai ainsi près d’une demi-heure en attendant les pompiers, debout près du corps. Au début, je me sens un peu gêné quand les quelques automobilistes qui passent à cette heure tardive me voient à côté de ce qui pourrait passer pour ma victime. Puis je finis par m’amuser de leurs regards méfiants, voire inquiets. Je me campe sur mes rangers, gonfle la poitrine pour élargir encore ma carrure déjà bien accrue par la parka camouflée, courte et ample, que je porte. Quand une voiture passe et ralentit, je toise fièrement le conducteur, m’amusant à croire que le conducteur doit soupçonner que repose à mes pieds la victime que je viens d’assommer après une violente lutte. Je dois effectivement avoir un aspect redoutable en la circonstance, car plusieurs chauffeurs accélèrent brutalement, comme si j’allais leur bondir dessus.
Les pompiers emmèneront le jeune homme qui commence à se réveiller en salle de dégrisement, au commissariat le plus proche. Sans doute oubliera-t-il cette soirée très rapidement…
Quant à moi, je n’oublierai jamais l’incroyable inertie des trois soldats professionnels qui m’accompagnaient ce soir-là. A moins qu’il n’ait s’agit simplement de lâcheté ? Un peu inquiétant, non, pour des soldats ?!
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