49. Gardiens du Régiment
Avec nos cinq mois de service, se marque notre entrée véritable dans les responsabilités de soldats. Le tour de la Compagnie d’Appui est venu d’assurer un des deux services de garde du régiment pendant toute une semaine. Le service « Rabier », du nom du quartier où est située l’entrée principale. Le contingent 95/02 va être mobilisé pour la première fois.
On commence à nous expliquer les détails pratiques. Le relais de la garde s’organise à partir de dix-neuf heures. A nous préparons nos treillis de défilés, avec fourragère et plastron, placés sur cintre dans un étui en plastique. Ces tenues d’apparat sont suspendues dans le petit camion « TRM 2000 » qui sera stationné près du poste. Nous nous habillons en treillis de travail, nous munissons de notre FAMAS – dont le levier de chargement a été préalablement muni d’un sceau à la cire, de ses chargeurs, de la baïonnette, d’une matraque en caoutchouc accrochée à notre ceinturon. Sous la direction du sergent ou du caporal-chef qui dirigera le poste, nous nous mettons en « colonne par un » devant la Compagnie, et en avant !
Tout un cérémonial compliqué, toute une chorégraphie bien formalisée nous attend ensuite. Arrivé devant une annexe du bâtiment de l’Etat-Major, l’adjudant d’unité surgit et vient constater que nos sceaux sont bien sur les fusils. Toute utilisation de l’arme durant le service de garde devra avoir été faite sur ordre et dûment justifiée dans un rapport rédigé par le chef de poste. Nous repartons ensuite devant le bâtiment de l’état-major. Pour cette première garde, nous sommes conduits par le sergent Skrypesak, que nous aimons bien.
Face à face, gardes « montantes » et gardes « descendantes » se croisent. Garde-à-vous, formules de convenance de sous-officiers, et nous intégrons, en ordre serré, le petit poste qui sera notre demeure dans les vingt-quatre heures suivantes. Une petite pièce comporte le matériel radio ; la plus grande partie du poste est le lieu de vie, avec les couchettes superposées, deux grandes tables, et quelques tabourets. A l’arrière, une porte dérobée mène aux toilettes.
La distribution des postes de garde se fait rapidement : par roulement de deux heures, trois soldats assureront respectivement la garde des portails Rabier, Pelleport et Touret. Chaque soldat assure donc quatre gardes, séparés par des temps de repos de quatre heures.
Le portail Rabier, voie d’accès principale du régiment, et où la circulation peut être intense, n’est confié aux bleus que durant les heures les plus calmes. Les débutants commencent généralement par les deux autres, Touret, où on fait des allers et retours sur un chemin pavé entre deux grillages, en longeant le bâtiment des transmissions, et Pelleport, le lieu le plus éloigné, loin, du côté des hangars.
On me confie d’abord la surveillance du portail Touret. Je m’apprête à m’y rendre par mes propres moyens, mais on me retient : le camion nous conduira aux différents endroits, la traversée à pied prendrait trop de temps vu la taille de la caserne.
On nous apprend rapidement les consignes :
« Le camion conduira les gardes Vous reprendrez le poste le poste de radio de celui que vous relayez. La fréquence est quarante-sept mille mégahertz. Toutes les demi-heures, vous ferez votre rapport comme on vous l’a appris. Je vous rappelle les indicatifs : Oscar Delta pour Rabier, Papa Echo pour Pelleport, Tango Oscar pour Touret. Si tout va bien, dites simplement : Rien A Signaler.
« Si jamais on vous attaque, si quelqu’un tente d’entrer, sachez que la riposte doit être proportionnelle à l’agression. Des injures de gens qui passent à l’extérieur ? Vous ne dites rien, vous restez dignes. N’oubliez pas que pendant ces vingt-quatre heures, vous serez la vitrine du Régiment, et son système d’alarme. On pénètre dans l’enceinte et ou vous frappe à mains nues ? Vous ripostez avec nues. Avec une matraque ? Vous avez votre matraque. »
On nous dit aussi que nos baïonnettes et nos fusils resteront au poste et nous peuvent être utilisées que dans des circonstances très particulières, sur ordre de l’adjudant d’unité.
« Si vous êtes attaqués sérieusement, vous hurlez Alerte Touret ou Alerte Pelleport dans le poste. On arrivera en nombre. Vous n’êtes pas là pour vous battre, pour jouer inutilement au héros, mais surtout pour donner l’alarme. Et n’oubliez pas que vous êtes, pendant vos heures de garde, la vitrine du régiment vis-à-vis des civils qui passent devant les entrées. Alors, gardez toujours un comportement digne. Pas de posture relâchée, s’il-vous-plaît. »
Le camion me mène à Touret, et me dépose, repartant avec mon camarade qui gardera Pelleport. Le long du bâtiment transmission, un chemin pavé s’entend entre la grille extérieure et un portail ouvrant sur une petite place entourée de constructions basses et apparemment vides. Il y a quelques poubelles métalliques posées sur de grosses roulettes, dont une, percée de trous, tient lieu d’incinérateur. Je prends mon poste, succédant à un engagé athlétique qui me passe les consignes avec l’air protecteur et condescendant qu’on doit à un petit appelé à lunettes.
Je commence une longue marche ponctuée de demi-tours successifs, plein de la conscience attentive des plantons débutants. J’envoie mes « rien à signaler » à la radio avec une ponctualité métronomique. Les étoiles apparaissent dans le ciel. On me relaie à dix heures.
Je plonge d’un un demi-sommeil, sachant qu’à deux heures du matin, je devrai repartir pour un autre tour, à Pelleport cette fois, dans le grand espace désert entre les hangars.
Au petit matin, le petit déjeuner nous parvient sous forme de thermos de café, de petits pains, et de portions individuelles de pain, de beurre et de confitures. La tension monte. Nous allons devoir revêtir le treillis de parade, soigneusement examiné par le sous-officier, et nous préparer pour la revue par le colonel, le lieutenant-colonel ou un autre officier supérieur qui aura lieu à huit heures.
La revue nous inquiète moins que les questions que l’officier risque de nous poser. Une réponse inadéquate, une tenue imparfaite, nous dit-on, et un séjour au trou nous attend.
Enfin, l’heure arrive. Alignement devant le poste, et arrivée devant le poste du lieutenant-colonel, le commandant en second du régiment, le « C2 ».
Garde à vous, présenter armes, puis enfin repos. Il passe devant chacun d’entre nous. Quand il est face à nous, nous devons nous remettre au présenter armes, et nous présenter. Il nous pose quelques questions, d’un ton finalement assez paterne et bienveillant. Cela ne nous empêcha pas de sentir notre estomac se nouer alors que notre tour approche.
C’est à moi. Je fais claquer mes mains sur le fusil, soulève le menton, et dit fièrement :
« Seconde Classe T… , 1er Régiment d’Infanterie, Compagnie d’Appui, Section du Sous-Lieutenant Kinz, conducteur poids lourds, glockenspiel, à vos ordres mon colonel ! »
Et la question que j’attendais fuse immédiatement :
« C’est quoi, ça, un glockenspiel ?
– Un instrument à percussion. Une sorte de xylophone métallique, mon colonel. »
Suivent deux ou trois questions sur mes études et mes projets. Puis le colonel passe au suivant. Je me remets au repos.
Revenu au poste de garde après la revue, le sergent me plaisante gentiment.
« Une sorte de xylophone métallique, mon colonel !» dit-il en prenant une voix mondaine.
La tension est redescendue depuis que la revue a eu lieu et qu’elle s’est bien passée. La journée s’achève paisiblement, avant la relève de la garde suivante.
Le soir venu, je rejoins mon lit, dans notre chambrée à la compagnie, en exprimant, avec cette petite satisfaction d’avoir dans la journée, contrôler les papiers de quelques dizaines d’engagés entrant dans le régiment, dont des sous-officiers, et même un capitaine. Car la fonction, nous a-t-on dit, prime le grade, et un simple soldat appelé, à la garde, est en droit d’empêcher un général d’entrée si celui-ci n’a pas les autorisations requises. Nous voyons en cette disposition une certaine noblesse. Cette responsabilité qui nous est accordée, cette marque de confiance finalement, la première vraiment octroyée depuis que nous sommes ici, nous rend fiers.
Commentaires
Enregistrer un commentaire