47. Ceux de la Compagnie d’Appui
Nous faisons rapidement connaissance avec nos nouveaux camarades, sans opérer de distinction bien nette entre les engagés et les appelés. Ces différences n’ont plus cours en ces lieux. Nous défilons, tirons, mangeons, et dormons ensemble.
Il y a les soldats professionnels, pour commencer.
Il y a le caporal Blanchon, un sourire ironique toujours au coin des lèvres, et son presque homonyme le caporal-chef Bauchon, avec des traits burinés de vieux baroudeur, strict quand les circonstances l’exigent, détendu et rigolard quand le moment l’autorise.
Il y a Sébastien Leprince, étonnante figure de soldat professionnel qui ne cache pas son homosexualité – dans un milieu que j’aurais cru hostile – et qui nous régalera, un soir, d’une troublante imitation de Dalida digne d’un cabaret parisien. De par sa sensibilité double, Leprince fait office à la fois de copain de régiment classique, mais aussi de « bonne copine » auquel on peut tout confier. Sa nature ambiguë est tellement évidente que souvent, sans même y prêter attention, j’emploierai le féminin en parlant de lui.
Il y a le caporal-chef Vilette, étrange personnage naïf au corps d’hercule et au visage d’enfant, nanti de toutes les qualifications nécessaires pour prétendre au grade de sergent, mais si inapte au commandement que le simple fait de mettre au garde-à-vous une section semblait lui poser des difficultés insurmontables.
Il y a le bon capitaine paterne, et l’adjudant-chef de section, peu désireux pour l’un comme pour l’autre de nous compliquer l’existence mais qui seront vite remplacés par le capitaine Gamaz, grand, sec et méprisant, mais aussi par notre cher sous-lieutenant Kinz, dont je parlerai plus loin.
Parmi les appelés, il y a tous ceux qui sont de la promotion 95/02, comme nous, mais qui viennent d’autres sections. Theeteen et Gélate, grands gaillards inséparables, mais qui se brouilleront irrémédiablement avant la fin du service ; Christian Monier, grand squelette toujours hilare ; Cédric Hermont, avec une allure joyeuse de petit gamin aux yeux comiquement cernés de noir, mais dynamique et énergique, qui attribuera vite à Sébastien Leprince le surnom de « Mauricette » ; Christophe Ganse, le calme incarné, remarquable surtout par son inépuisable collection de tee-shirts à la gloire de Bob Marley. Et puis il y a ceux des contingents précédents, Dufasse, passionné de moto, et dont le visage allongé semble comme sculpté par la vitesse ; le calme Gaspard, que ses chaussures orthopédiques confinent à l’armurerie ; Doutrot, à la taille brève, toujours courtois avec les supérieurs, même les plus rosses, mais qui n’en pense pas moins.
Et tous les autres, ceux dont les noms sortiront de ma mémoire, mais non les visages : le gros jovial, échappé d’une faculté de droit, source intarissable de chansons paillardes ; le petit rigolard, dont le métier était de réparer des lignes haute tension, perché à trente mètres de hauteur.
Il y a aussi le caporal Serrière, en quelque sorte l’âme de la section musique, qui préparait dans le civil une maîtrise de musicologie et se prépare à enseigner dans cette matière. Avec lui, je retrouverai cette chose qui m’avait tant manqué : la culture. Pouvoir discuter de Chopin, des opéras de Wagner, de littérature, et de tout le reste : je me rendais compte à quel point tout cela m’avait manqué. Parfois, nos conversations nous emporteraient à tel point que nous ne nous rendrions pas compte des regards mi- amusés, mi- incrédules des copains autour de nous, regardant Serrière et T… plongés dans leurs références communes, semblant complètement oublier leur uniforme et leurs FAMAS qui les attendent à l’armurerie.
Tant d’autres visages se bousculent autour de moi, le plus souvent amicaux. Il y a Navak, tire-au-flanc mais jovial, Ghys, qui fait toujours son intéressant mais n’est pas un mauvais camarade, Biedold, qui ressemble à mon frère quand celui-ci était plus jeune, mais cela est juste une ressemblance physique : il accomplit loyalement ses devoirs mais ne se prend jamais au sérieux, et qui tire de son saxophone les sons le plus plaisants.
Tout ce monde vit dans ce bâtiment de la compagnie d’appui, qui, comme le dira le colonel, aura bientôt le redoutable honneur d’être baptisé du nom du Chemin des Dames. Mais le Général Nivelle est bien mort, et les temps sont heureusement plus paisibles.
Nous nous entendons bien, et nos brouilles passagères n’entament rien au plaisir que nous avons d’être là, ensemble, et bientôt sous l’autorité d’un jeune officier venu faire son service avant d’intégrer l’Ecole de St-Cyr, et qui saura se concilier notre respect et notre amitié.
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