46. Le soir, face à la place d’armes
A l’arrivée des appelés du contingent de février à la Compagnie d’Appui, les places restées vacantes dans les chambrées du rez-de-chaussée sont rapidement occupées. Certains soldats devront donc loger dans une pièce au premier étage. Yannick et moi, désireux d’être ensemble, prenons la résolution de nous y installer. Denis Couvard nous suit, ainsi que deux anciens membres de la section « spécialistes » de la onzième compagnie : Cédric Hermont et Christophe Monier.
Découvrant notre nouveau lieu d’habitation, nos étouffons à grand peine des exclamations de ravissement : la chambre du premier est étonnamment vaste, confortable, lumineuse. Finis les lits superposés et les armoires étriquées que nous avons connus pendant les classes. Chacun d’entre nous a droit à une grande table, une armoire que tout notre barda ne remplit pas entièrement, une literie de vingt centimètres plus large que la norme. La pièce doit certainement dépasser les trente mètres carrés. A cinq, nous avons presque trop de place. Nous emménageons en riant, conscients que notre joie trouve en partie sa source dans le contraste avec les conditions austères que nous avons connues précédemment.
Puis vient l’ivresse de la liberté nouvelle dont nous disposons : chaque soir, nous dit-on, quartier libre !
Quartier libre !
De nos soirées, et même de nos nuits, nous pouvons faire ce que nous voulons, pourvu que nous soyons à l’heure au rassemblement du matin. Libre à nous de nous rendre à l’ordinaire, pour le petit déjeuner, de façon individuelle. L’ordre serré n’est conservé que pour le déjeuner et le dîner. Du moins pour l’aller, mais plus pour le retour à la compagnie !
Tant d’indépendance nouvelle nous grise, alors même que notre régime de vie, s’il nous avait été imposé d’emblée, au sortir de la vie civile, nous aurait semblé invraisemblablement carcéral. Mais tels avaient été les deux premiers mois qu’il nous semblait maintenant être au paradis : pour faire bonne mesure, il nous semble que nous avons hérité d’une chambre très vaste, prévue au départ pour des sous-officiers !
Denis, Cédric et Christophe souhaitent profiter immédiatement de leur nouvelle liberté en allant faire un tour en ville, comme la plupart des camarades installés dans les autres chambrées. Il ne leur fallu que quelques minutes pour se vêtir en civil, et s’échapper au galop en nous saluant joyeusement.
En ce premier soir à la Compagnie d’Appui, Yannick et moi préférons rester dans la grande chambre, comme si de savoir que nous pouvions sortir quand bon nous semblait suffisait à notre bien-être, comme si la liberté était une délicieuse liqueur alcoolisée qu’on ne doit goûter que par petites gorgées prudentes. Nous avons installé nos affaires aux places les plus proches des vastes fenêtres sans grillage qui donnait sur la grande place d’armes du régiment, s’étalant dans toute sa gloire au soleil couchant, le drapeau français claquant fièrement au faîte de sa hampe majestueuse. Nous avons tranquillement rangé nos affaires dans nos armoires. Nous sommes restés en treillis.
Avant de nous coucher, ouvrant une bouteille de jus de fruit, nous faisons face, debout, à la grande place d’armes. Nos reflets se dessinaient insensiblement dans les vitres. Nos sourires ne quittaient pas nos lèvres. Nous échangeons de nombreuses et paisibles paroles, évoquant les deux mois précédents ; dans nos propos transparaît la satisfaction de ceux qui ont traversé une dure épreuve et qui ont l’impression de l’avoir supporté dignement. Yannick me redit à quel point il a admiré le calme que j’avais su conserver pendant les moments les plus difficiles des classes ; je lui répète plusieurs fois à quel point il est pour moi un exemple d’honnêteté, d’altruisme et de courage. Puis nous envisageons l’avenir. Nous songeons aux huit mois qui vont suivre.
Nous ignorons ce qui nous attend. Mais nous n’éprouvons plus d’angoisse. Le plus dur est derrière nous. Ce n’est pas que nous estimons que nous n’aurons plus d’épreuve à affronter. Mais nous sommes maintenant différents. Nous avons été trempés que la lame d’une épée qu’on veut durcir. Nous sommes capables d’envisager sereinement d’avoir à supporter de nouvelles difficultés. Nous avons pris confiance en notre propre courage, qui trouve son appui en notre fraternité. Nous exprimons tout cela l’un à l’autre, de façon détournée, en quelques phrases courtes
Le Soleil jette une dernière lumière par-dessus le portail Rabier. On aperçoit la silhouette lointaine du planton qui vérifie les papiers d’un petit groupe d’hommes en civil qui quittent la caserne – certainement nos amis, car il me semble, malgré la distance, reconnaître la silhouette maigre de Christophe Monier. Les bâtiments des Compagnies d’Eclairage et de Combat Antichar et de la Compagnie de Liaison et de Renseignements prennent des lueurs pourpres. On a redescendu le drapeau du régiment. La grande place d’armes est vide.
Yannick Bomeau et Sébastien T… sont côte à côte, seuls dans la grande chambre, leurs ombres orangées se dessinant sur le mur du fond.
*
Sais-tu, Yannick, ami de cette époque révolue, que près de dix ans après, je ne puis évoquer ce souvenir sans des larmes de joie et de nostalgie ?
C’était il y a longtemps. Tous les deux, vêtus en soldats, nous contemplions le crépuscule. Le passé proche était plein de tempête, et l’avenir était incertain. Nous étions debout, jeunes, fiers, et braves. Le temps autour de nous s’était figé, comme si l’instant que nous vivions était subitement retranché du cours normal des choses pour être transporté dans quelque Eden où nous pourrions le revivre à jamais. Car c’est ainsi, aujourd’hui encore, bien des années après. Cet instant, pour moi, n’a pas vieilli. Que la vie m’apporte quelque épreuve, et je manœuvre je ne sais quelque déclic intérieur, qui me ramène en ce début du moins d’avril 1995.
Dans nos lits, l’un en face de l’autre, Yannick et moi nous sommes glissés dans nos draps, plongeant dans un sommeil paisible, n’ayant même pas besoin de nous rejoindre en nos rêves, sûrs d’être frères d’armes, voire frères tout court, en cet instant et à jamais.
Commentaires
Enregistrer un commentaire