45. Adieu à la compagnie d’instruction




 




Ainsi qu’il était prévu dès le commencement, ce sont trois soldats de la section « conducteurs » qui seront incorporés à la Compagnie d’Appui, dans la section musique/RASURA (« radar à surveillance rapprochée ») : Denis Couvard, Yannick Bomeau et moi.

Nous savons où se trouve cette Compagnie : juste en face de l’ordinaire. Nous avons souvent contemplé sa façade basse et blanche, le soir, enviant les soldats qui, le repas achevé, n’avaient que quelques mètres à faire pour rejoindre leur habitat, sans être contraint à l’ordre serré, ni à être en groupe.

Un caporal-chef de la onzième nous signale que nul véhicule ne nous transportera : nous irons à pied, portant tout notre barda sur nos dos. Nous constaterons plus tard que ceux des autres sections se seront vus mettre à disposition un camion.

Mais qu’importe, allons-y ! Dans le gros sac à dos et les deux sacs marins, nous entassons nos quatre treillis, nos deux paires de rangers, notre lourde parka, toutes nos affaires, y compris nos draps et couvertures. Nous sommes chargés de façon invraisemblable. Quelques au revoirs sans cérémonie, mais avec beaucoup d’émotions. Dans les regards brillent les mêmes sentiments : ces deux mois que nous avons partagés cèlent à jamais un lien mystérieux entre nous tous, et que nuls autres ne sauraient partager.

Pudiques, nous ne prolongeons pas ces adieux. Nous partons.

Notre démarche est pesante et lourde. Yannick semble résister le mieux à la charge. Denis halète un peu. Je ploie avec peine sous mon fardeau ; tous les cent mètres, nous nous arrêtons pour souffler.

Etrange marche. Difficile, mais libératrice. Nous quittons la place d’armes de la onzième, cet espace clos à l’intérieur même du régiment, et nous savons que nous n’y reviendrons que rarement. Nous longeons le terrain de sport, le local N.B.C. où ce fichu caporal-chef nous avait gratifiés d’une double dose de gaz avant de nous faire enlever nos masques protecteurs ; nous descendons la faible pente qui mène à notre nouveau lieu de vie. A un sentiment d’en avoir terminé, d’avoir réussi à passer la partie la plus difficile de l’épreuve, a succédé des nouvelles inquiétudes. Quel sort nous attend ?

Essoufflés, les bras douloureux, nous pénétrons dans le bâtiment de la C.A. Nous arrivons dans le couloir du rez-de-chaussée, sans bien savoir ce que nous devons faire.

Sur le mur blanc, se trouve représenter le figure stylisée qu’on retrouvera sur nos insignes : une représentation simplifiée de l’Héraclès archer de Bourdelle.

Sébastien est le saint patron des archers… et des prisonniers. Tout cela me convient donc, me dis-je ironiquement.

Un caporal engagé surgit. Une bande patronymique indique son nom : Blanchon. Il nous contemple d’un œil ironique.

Nous le saluons, maladroits, l’air un peu effaré sans doute, déjà craintif devant ce gradé, ainsi que l’on nous l’a appris à l’être pendant ces deux derniers mois, plus raides que si un général nous passait en revue.

Le gradé nous pose des questions, auxquelles nous répondons avec beaucoup de déférence, désireux de ne pas donner mauvaise impression dès le premier jour en ce lieu où nous demeurons les huit prochains mois.

Le caporal se moque de nous gentiment :

« Eh bien ! Ils ont dû drôlement vous dresser, les 95/02 ! On n’est plus à la onze, ici ! On se met au garde-à-vous, on salue, on obéit aux ordres, d’accord, mais allez !  Vous n’êtes plus chez les cinglés ! Cool, les gars ! Cool ! »

Une première classe engagé surgit derrière lui, nous sourit gentiment. Je lis sur sa poitrine qu’il s’appelle Leprince, et il approuve le caporal d’une voix douce, presque féminine :

« Ils ont dû se faire bien massacrer pendant les classes, ceux-là. Mais, ici c’est le retour à la civilisation, les gars. »

Et son regard nous couve avec une sollicitude presque maternelle.

Un grand fardeau s’extrait soudain de nous, dont nous n’avions même plus conscience, mais dont l’absence soudaine se ressent comme un délicieux allégement.

Ce que nous allons vivre dans les huit mois qui suivent, ce sera toujours l’armée, et même toujours cette quintessence de l’armée que constitue le 1er R.I.. Mais après les classes que nous avons subies, rien ne pourra plus nous abattre. La « onzième » était l’épreuve la plus redoutable. Nous avons subi les scarifications rituelles sans trop crier notre douleur : la suite de l’initiation, si elle ne sera pas sans comporter son lot d’épreuves, ne pourra nous sembler que douce.

Denis, Yannick et moi rangeons nos sacs contre le mur, serrons les mains que ces deux soldats professionnels nous tendent, sans oser cependant répondre à leurs clins d’œil, et ne souriant que du bout des lèvres. Le couloir blanc s’allonge de deux côtés de la porte d’entrée ; il y a des fleurs dans de petits pots suspendus au-dessus des portes de ce qui doit être les chambrées.

Un adjudant vient de surgir ; il est, pour quelques semaines encore, avant l’arrivée de l’aspirant Kinz, le chef de notre section. Nous nous mettons rigidement au garde-à-vous.  Lui aussi nous sourit, se présente. Nous éprouvons la crainte qu’on nous a appris à avoir envers tout sous-officier. Il doit le sentir. Lui aussi doit avoir l’habitude des jeunes recrues qui viennent de faire leurs classes.

« On se détend, les gars, on se détend », nous dit-il en guise d’accueil.

Denis, Yannick et moi échangeons des regards encore incrédules. Se « détendre » ? Il y a deux mois que nous avons oublié comme on fait une chose pareille

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