74. Epilogue


 






Il y a la longue litanie des dernières fois. La dernière fois où je tire avec « mon » FAMAS numéro A-56221, où je le nettoie, où je le rends à l’armurerie avec les chargeurs et la trousse de nettoyage. La dernière fois où je gare « mon » TRM-2000 immatriculé 6902873 sous le hangar, où je signe le carnet de bord. La dernière journée à porter un treillis.

J’ai rendu mon badge à l’intendance, avec des regrets. J’aimais la photographie qui y figurait. J’y montrais le visage d’un soldat aux traits acérés et aux cheveux ras, mais ce n’était plus la face triste du jeune appelé faisant ces classes. J’y souriais, avec dans l’œil un mélange de joie et de fierté.

Je me trouvais jeune, beau, sexy, sur cette photo.

C’était la photographie du jeune homme que j’étais devenu, heureux d’être avec ses frères d’armes, ayant su tirer le meilleur de cette étrange expérience, ayant déjà oublié les heures noires de la compagnie d’instruction. Ou les ayant transcendées.

 Je traverse la grande place d’armes, comme une ville morte dont mon prochain départ sera définitif.

Pour une fois, je ne retournerai pas chez moi en train. J’ai garé ma vieille Volkswagen sur une des places en quinconce, devant la grande maison, où habite le colonel, dans la rue où débouche le portail Rabier. Mon dernier de retour de « Picardie », je le ferai en choisissant ma route.

Bien que nous soyons en novembre, il fait beau et frais. Je suis au milieu de la grande place d’armes, vêtu pour quelques minutes encore de ce treillis qui a fini par m’aller si bien que revêtir des habits civils m’apparaît désormais comme un déguisement provisoire réservé aux permissions. Je regarde toutes ces fenêtres, le drapeau, les vieux camions qui passent. Je songe au colonel H. , qui embrassa le drapeau avant de partir, laissant voir la profondeur de son émotion, courageusement, devant tous les hommes rassemblés. Je voudrais faire de même. Mais les beaux gestes ne sont pas permis aux simples soldats appelés.

Yannick est parti, le régiment est vide.

Quelle étrange expérience, que ces dix mois. La dure initiation des deux premiers, et la longue maturation des huit qui suivirent. Cette rage contre certaines choses qu’on me fit, mais cette reconnaissance surtout, qui ne s’adresse ni à mon pays, ni à son armée, mais à cet étrange univers clos posé en plein cœur d’une ville de Moselle.

Reconnaissance parce que c’est là que j’ai connu ces  hommes… ces frères

Une section passe, en ordre serré, menée par un sergent. Je la croise, je la salue, d’un geste ample et simple. Le sous-officier, que je ne connais pas me répond, avec autant de dignité dans la pose que si j’étais un colonel. Pas de subordination dans ce geste du salut, non. Cela, j’avais fini par le comprendre. Je vous montre la paume nue, désarmée, pour vous signifier que nous sommes des camarades.  Salut pour salut, respect pour respect, et quelque chose comme le début de la fraternité dans le regard de cet inconnu.

Ce sergent inconnu a de beaux yeux bleus, comme ceux de Yannick.

Je continue ma route, mais comme l’après-midi touche à sa fin, et que rien ne me presse pour retourner à la compagnie d’appui, je m’accorde un petit pèlerinage intra muros.

La onzième, d’abord, le commencement, la source. Obliquer à droit, longer le bâtiment d’entraînement Nucléaire Biologique Chimique, le terrain de foot, regarder le petit beffroi se profiler à gauche du portail Désirier. L’austérité de la onzième est là, et ses odeurs, et les ordres qui me parviennent par les fenêtres entrouvertes des couloirs. Je me poste un moment près de l’entrée, indifférent à l’idée que je vais peut-être attirer l’attention d’un gradé qui pourrait venir me demander ce que je peux bien faire là.

Un désir me prend : celui de revivre ces deux mois, mais nanti de mes nouvelles forces, de mon nouveau courage. Pouvoir l’affronter avec plus de fermeté que je ne l’ai fait.

Être plus fort. Prouver mon courage sous les yeux clairs, sous le regard admiratif et fier de Yannick.

Je n’aimais pas mon frère de sang, mais il m’avait été permis, ici, d’en trouver un autre. Un frère choisi.  

Ce récit commençait par de la peur, de l’angoisse, le désarroi. et finit bien curieusement par une douce et tendre nostalgie. Entre les deux, entre février et novembre 1995, il y eut le sergent F…, mais aussi les copains, il y a eu les punitions, la fatigue et les injures, mais aussi les tours de garde sous le ciel étoilé.

Aura lieu le dernier pot des gars de la 95/02, et tous les autres seront là, engagés et appelés, et nous nous dirons notre mutuel et sincère respect. Je me coucherai tard, près de nos armoires presque vides, car nous avons tout rendu au service du matériel, à l’exception des quelques affaires que je conserverai en haut d’une armoire: le survêtement, un  pantalon de treillis surnuméraire dont j’ignore d’où il vient, les galons, la bande patronymique, la fourragère, le petit souvenir doré du cinquantenaire de « Résistance Berry »[1], quelques babioles…

En quelque autre lieu aurai-je connu Yannick ? Cédric ? Denis ? Tous les autres ? Ceux, pour  reprendre le titre du roman de Gilbert Cesbron, dont j’ai partagé les prisons et les royaumes.

*

Je pars.

Sarrebourg s’éloigne.

Il se met à pleuvoir.

Je viens de naître. Le rite est accompli.


[1] Cf. chapitre « Le chant des partisans »

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