73. Le camp du Valdahon, la fin du voyage
Réveil au cœur de la nuit, dans les chambrées où les sacs sont remplis, les FAMAS disposés en faisceau, les carnets de bords des véhicules sur les tabourets qui jouxtent les lits des conducteurs. Cette fois, je ne conduirai pas, mais je serai le « chef » de bord de Yannick, autrement dit son passager, ayant le privilège de profiter de la chaleur et du confort de la cabine. Rassemblement de la compagnie sous les ordres du capitaine Gamaz, et départ alors que le Soleil se lève à peine.
Les camions roulent plein gaz, dans le froid de novembre 1995. Sarrebourg. Epinal. Remiremont, puis direction Lure. Villersexel. Baume-les-Dames. Vercel-Villedieu-Le-Camp. Et enfin Valdahon. Après Sissonne, nous voilà en partance pour une deuxième session en camp d’entraînement.
Novembre 1995. Bientôt la fin de voyage dans ce monde étrange pour mes camarades du 95/02. La fin pour le grenadier voltigeur de première classe T… , Premier Régiment d’Infanterie, Compagnie d’Appui, section du sous-lieutenant Kinz, dix mois de service, conducteur PL, glockenspiel.
Cette grande asperge de capitaine a insisté pour que notre contingent participe lui aussi à cette dernière manœuvre, à l’indignation générale. Mais pourquoi pas ? Pourquoi se priver d’une dernière sortie ensemble, tous ensemble ? Déjà, je suis nostalgique.
Nous arrivons à peine que les exercices commencent. Nous tirons, avant de partir pour une course d’orientation. Je cours avec un grand blond du contingent 95/08, un nouveau que je regrette déjà de ne pas avoir de temps devant moi pour faire sa connaissance. Sans doute l’aurai-je aimé presque autant que Yannick. Arrivés à un embranchement, nous empruntons une piste à char, si usée et polie par les passages successifs des blindés que nous glissons plus sûrement que sur de la glace vide et nous retrouvons les quatre fers en l’air.
Les manœuvres succèdent aux manœuvres. Nous tirons à nouveau au FAMAS, avec ou sans ANP. Munis de nos lourds et obsolètes radars Doppler qui donnent le nom à notre section mais que nous n’avons quasiment jamais sortis de leurs étuis, nous balayons la campagne, casques sur les oreilles, plein du crachotement des parasites qui brouillent les appareils finissants.
Nous assurons un service de garde. Une garde réfrigérante un soir, sur un parking, le poste étant constitué d’une tente où est posé un poêle à kérosène qui empeste mais n’émet quasiment pas la moindre chaleur. Je prends mon tour en compagnie de Sébastien Ribon, un « engagé ». C’est un jeune homme franc, un peu naïf, qui restera quelques années encore dans l’armée avant de devenir boulanger. Nous nous payons une bonne tranche de fou rire sous les étoiles, imaginant des situations irréalistes, laissant nos propos divaguer dans des délires poétiques. Ah ! Sébastien ! J’espère un jour te dire toute la joie que je connus cette nuit-là d’être à tes côtés, même si nous grelottions. (Moins toutefois que le jeune soldat que nous surprîmes en train de dormir à même le plancher de son camion d’où émanait une vague lueur que nous avions jugée suspecte. Ce n’était que la lampe torche de notre insomniaque.)
Le lendemain, la journée est marquée par un exercice de tir à la grenade antichar. La chose ressemble plus à un missile en miniature qu’à autre chose, et se fixe à l’avant du canon de notre fusil. Une cartouche spécifique pénètre dans la cavité qui perce la grenade avant de l’envoyer dans la direction voulue. Pour tirer, nous devons tenir l’arme avec les deux bras, la serrer littéralement contre notre épaule, sans quoi, nous dit-on, elle nous échappera des mains. Devoir serrer notre visage et notre corps si près de cette source de destruction potentielle ne nous rassure guère.
Nous sommes postés sous un large escalier qui mène au pas de tir, situé en hauteur. Le colonel C., le nouveau chef de corps qui nous semble manquer terriblement de classe en comparaison du noble « Jean-Paul » comme nous nommions irrévérencieusement le colonel H. , nous y attend. Le premier de nos camarades gravit les marches, et disparaît avec son arme. Nous entendons peu après une détonation effrayante ; notre ami redescend quelques minutes plus tard, le nez légèrement de travers : l’énorme recul de l’arme lui a sérieusement remué les cartilages. Nos visages pâlissent, mais nous plaisantons tout de même, en attendant notre tour, car nous sommes de jeunes soldats, n’est-ce pas ?
Notre sous-lieutenant, qui a tenté de tirer en tenant l’arme d’une seule main, s’en tire en saignant du nez (« Alors, mon Lieutenant, lui dis-je ! Vous voulez vous engager dans l’Infanterie de Narine ou dans les Forces Nasales ? ! » – « Spirituel, T… », me répond-il) ; un de nos camarades tombe sur les genoux du Colonel imprudemment resté derrière lui, un autre revient lui aussi avec le nez toujours droit, mais le visage un peu brûlé.
C’est mon tour. Je monte bravement l’escalier – avec des pensées tournant autour de celui d’un échafaud – salue maladroitement le colonel d’un « présentez armes » et m’apprête à tirer. La carcasse de char est à deux ou trois cents mètres devant moi. Mon doigt peu assuré tire progressivement la queue de détente, comme on me l’a appris, et j’appréhende d’avance le choc. Enorme explosion, sifflement dans les tympans, malgré les bouchons anti-bruit, impression d’avoir la cervelle posée à l’envers à l’intérieur de ma tête. J’ai raté le char, m’annonce le lieutenant. Je m’en tire avec une joue et un doigt écorché. Ainsi, comme je m’en rendrai compte plus tard, qu’avec une mâchoire qui se mettra à claquer, sur la gauche de temps en temps, et ce pendant deux ou trois années… Un petit souvenir dans ma chair. Peu de choses, au fond, après avoir reçu mon fusil en plein dans la figure…
On nous donne droit à un second essai, mais certains d’entre nous se débrouillent pour y échapper. Les rumeurs fusent : « Tu y retournes ? Tu y vas ? Moi, je n’y retourne pas ! ». Malgré ma joue un peu sanglante, à l’approche du lieutenant, j’y reprends bravement mon arme. « Tu es fou ! » me lance Yannick. Je réponds sobrement « C’est mon tour » et remonte l’escalier. Je ne veux pas rester sur un échec.
Nouvelle angoisse, plus grande cette fois, car je sais ce qui m’attend, doigt sur la queue de détente, tiraillement entre l’envie de faire corps entre son arme pour viser le mieux possible et la peur que tout m’explose à la face. Mais à ce moment, il y a aussi un sentiment bizarre qui fait irruption en moi, et qui m’inspire l’envie de jouer le tout pour le tout. Je vais bientôt quitter l’armée, et l’idée que je pourrais terminer sur une blessure, légère, mais qui aurait quelque chose d’un peu glorieux cependant, de quelque chose comme une cicatrice que je pourrais conserver comme témoignage, me titille impérieusement. Peut-être même en dessous se dessine-t-il une pulsion plus radicale, plus suicidaire, comme s’il s’agissait de faire mon baroud d’honneur, de finir mon existence là, après ces dix mois où j’aurai connu tout ce qu’il y a à savoir d’essentiel sur la condition humaine, l’amitié et le courage.
Je me sens un soldat, en cet instant, dans la pleine acception du terme. Je fais corps avec mon fusil, je vise soigneusement, je ne crains plus rien. L’explosion m’arrache à nouveau un peu de peau, mais j’ai touché le moteur du char.
A la fin de l’exercice, le colonel C. descend, visiblement très dubitatif sur nos résultats d’ensemble. Nous le saluons.
« Des progrès à faire », lâche-t-il avec morgue avant de repartir dans son Peugeot P4 de commandement.
Nettoyage de l’armement et repos en chambre pour la fin de cette journée riche en émotions. Nous exhibons nos écorchures avec un rien d’orgueil, et celui qui a le nez cassé prend la chose en souriant.
Le soir se termine sur une touche burlesque, alors que j’ouvre un des portillons des toilettes à la turque – et tombe sur le sergent Verteux qui « coule un bronze ». Avec son accent antillais qu’il exagère à dessein, il me lance sans animosité cette belle réplique :
– Me pe’mett’as-tu de déféquer t’anquillement, T… ?
D’autres menus incidents qui se succèdent. Des manœuvres, des gardes qui s’enchaînent. Je passe 72 heures sans dormir, et sans quasiment me laver.
Un dernier exercice a lieu, de nuit : les engagés joueront les Russes – venus impunément nous envahir à l’occasion d’un parachutage de nuit. Ils progresseront sous les ramures épaisses d’un petit bois situé en bordure du camp de Valdahon, et donnant sur les prairies et les champs qui bordent Vercel-Villedieu-le-Camp. Quant à nous, les appelés, nous serons les Français. Nous devons harceler les Russes, les contraindre à se déplacer sans cesse, les obliger à fuir ce territoire.
La plupart d’entre nous sont à pied. Je suis chargé de conduire mon camion, tous phares allumés, et je klaxonne de façon forcenée, pour rabattre les « Russes » en direction de mes camarades. J’effraie mon chef de bord, Jorban, en plaçant le petit cinq tonnes en dérapage plus ou moins contrôlé. Pendant une heure, j’accumule démarrage en trombe, demi-tours inattendus, manœuvres brutales.
Jorban m’ordonne finalement, vers deux heures du matin, un arrêt. Piot, le parisien guitariste un peu mou de la 95/06, vient nous rejoindre. Il apparaît rapidement que la forêt l’effraie, de nuit. C’est un citadin, un vrai…
Jorban et moi, à mots couverts, décidons de nous amuser à ses dépens… Nous faisons croire à Piot que nous venons d’apercevoir la silhouette étrange d’un gros animal à quelques centaines de mètres. Nous convainquons si bien Piot qu’il se met lui-même à voir quelque chose. Jorban s’éloigne discrètement, et je déclare à Piot que je vais me diriger vers cette bizarre bestiole afin d’en avoir le cœur net. Je m’éloigne, et me dissimule rapidement derrière les fourrés, émettant à intervalles réguliers de sourds grognements pouvant évoquer, avec beaucoup de fantaisie, une sorte de sanglier aberrant. Quelques minutes après, je rejoins Piot, qui apparaît fort pâle malgré l’obscurité, et lui déclare d’une voix ferme mais préoccupée qu’il y a effectivement une « chose anormale » dans la direction où je suis allé, mais dont je n’ai pu précisément discerner la nature. Je m’amuse de la naïveté de mon camarade, tout en me souvenant soudain de cette nuit d’été dans le Donon, alors que j’étais sentinelle, et de ce bizarre cri que j’avais entendu…
La manœuvre se termine bien, et nous recevons les félicitations de notre capitaine. Les appelés se sont comportés très honorablement pendant l’exercice, et ont rendu la vie difficile aux « Russes ». Le soir, dans la chambrée, le sous-lieutenant Kinz nous montre le maniement des détonateurs que nous utiliserons le lendemain pour faire exploser des charges. Il nous amuse en imitant la posture de l’officier qui doit aller vérifier un pain de plastic qui a refusé de sauter. « Laisse, petit », dit-il d’une voix fière, comme pour s’adresser à un subalterne effrayé avant de s’avancer à grands pas, en tremblant de la tête aux pieds.
Courte nuit.
Au matin, rassemblement, tir encore, exercices divers. Une nouvelle journée bien remplie s’annonce. Nouveauté de l’après-midi, comme prévu : l’utilisation d’explosifs. Sur une étendue bien dégagée, en binôme, nous plantons nos mèches dans un pain de plastic de cinq cents grammes, avant de nous éloigner d’un pas à respectable distance, et d’attendre l’explosion qui a lieu dix minutes après.
Je suis dans le même état d’esprit que lors de la séance de tir antichar. Sous les yeux d’un capitaine Gamaz visiblement inquiet et qui pousse des exclamations m’incitant à la prudence, je plante mon détonateur dans mon pain d’explosif comme s’il s’agissait de pâte à modeler. Puis je m’éloigne d’un pas volontairement tranquille, alors que Gamaz m’incite à me presser. (Je n’ai décidément plus peur de rien ?) Pour nous tous, l’exercice se termine sans incident, si ce n’est pour le toujours infortuné caporal-chef Vilette pour lequel rien n’explose, à la grande crainte du capitaine qui doit aller vérifier sur place ce qu’il en est, avec une allure qui n’est pas sans rappeler le numéro de notre cher Kinz, la veille au soir.
L’après-midi se termine dans l’odeur des boîtes de rations, que nous prenons dans une sorte d’ordinaire improvisé, en fait une simple pièce meublée de grandes tables en bois. Autour de la même table, le grand Christophe, Yannick, Denis qui s’amuse à viser l’objectif de Cédric en train de nous photographier.

Plus tard dans la soirée, après diverses manœuvres, nous rentrerons à la chambrée au pas cadencé, dans l’obscurité où tombe une pluie qui est déjà presque de la neige. On nous a appris une nouvelle chanson, un chant de la Légion, le dernier que nous ne chanterons jamais :
Loin de chez nous en Afrique combattait le bataillon
Pour refaire à la patrie sa splendeur sa gloire et son renom (bis)
La bataille faisait rage lorsque l’un de nous tomba
Et mon meilleur camarade gisait là blessé auprès de moi (bis)
Et ses lèvres murmurèrent si tu reviens au pays
Dans la maison de ma mère parle-lui dis-lui des mots très doux (bis)
Dis-lui qu’un soir en Afrique je suis tombé pour toujours
Dis-lui qu’elle me pardonne car nous nous retrouverons un jour (bis)
Nous chantons avec une harmonie et une force poignante qui est le reflet des liens qui nous unissent.
Cette chanson poignante et nostalgique marquera à jamais la dernière manœuvre, avant la dernière semaine, avant le départ. Philippe Gélate me demande le soir dans la chambrée de fortune :
« Que t’arrive-t-il ? Tu es toujours si jovial ! Mais depuis que nous sommes ici, tu as l’air de tirer un peu la tête ».
Je fais l’étonné, invoque la fatigue, lui lâche une ou deux bonnes plaisanteries pour le convaincre que ça va bien.
Mais tu as raison, Philippe. Je suis triste. Car j’ai conscience que l’heure approche. Que c’est fini. Qu’on va se quitter.
Dix mois. Dix mois pour quoi ? Pour nous en faire baver ? Pour nous rapprocher les uns des autres ? Pour faire de nous des frères ? Oui, nous nous aimons. Cela est advenu. Nous nous aimons comme des frères et nous allons nous quitter.
Nous rentrons à Sarrebourg. Yannick conduit le camion. Je suis dans la cabine. Couvard est derrière. Il a très froid. Nous nous arrêtons près de Remiremont. Je cède ma place à Denis. Je m’assois près de Cédric Hermont. Je papote avec lui le reste du parcours. A un moment, nous devrons jouer les cascadeurs pour remonter la bâche du camion, mal attachée, et qui claque dans le vent, menace de s’envoler.
Cher Cédric. Cher Denis.
Sarrebourg. Yannick, qui s’en va un peu plus tôt que nous – il a passé un concours durant son service, et bénéficie de quelques jours de permission de plus pour rejoindre son nouveau travail.
La section se rassemble.
Nous le saluons. Tout le monde est ému. Il manquera à tous. Il part.
(Que n’ai-je cédé à mon impulsion : sortir des rangs et le serrer fort, très fort, dans mes bras !)
Le soir, dans la chambrée, sous les couvertures, je suis seul. Pendant ces dix mois, j’ai vu bien des hommes pleurer. F… en a fait pleurer plus d’un, à la compagnie d’instruction. Ce sacré Sergent F. ! Le chef Jorban, même, a réussi parfois, dans ces jours de mauvais humeur, à en faire craquer certains.( Ne parlons pas du sergent Stahl, ce gros porc). Certains soldats ont même pleuré pour des amitiés brisées.
Moi, je n’ai jamais pleuré, même quand mon ventre se tordait d’angoisse, je serrais les poings et les lèvres, et je tenais le coup comme je pouvais… même le soir du 27 janvier, avec ces trois gradés qui me terrifiaient et m’emportant dans la nuit et l’inconnu…jusqu’à ce soir de novembre, dans le secret de mes draps repliés sur ma tête.
Yannick, mon frère, c’est toi qui as réussi à m’arracher des larmes.
Je ne suis pas dupe des « on se reverra », des « on s’écrira ». Nous nous ne reverrons probablement jamais.
Parce que nous nous sommes connus, tous, dans un temps, en un lieu trop particulier, trop étrange. Le monde extérieur nous attend. Mais un part de nos âmes restera ici. Une partie de nous restera en partage, pour les autres, ceux de Picardie.
Je te pleure, Yannick, je pleure mon frère perdu. Mais es-tu vraiment perdu, car jamais tu ne quitteras mon cœur. Il m’aura fallu ce service national pour apprendre que je pouvais avoir une telle confiance en quelqu’un, pour éprouver ce sentiment de fraternité pure.
« L’amour est plus fort que la pluie et que le vent » dit un de nos chants de marche. Et quand je chantais ce vers, c’est à Yannick que je pensais.
L’amour fraternel est aussi, j’en témoigne, plus fort que l’absence et que le temps.
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