72. Le moral dans l’infanterie


 




« Mes respects, mon Lieutenant. »

En cette matinée d’octobre, je viens de croiser le sous-lieutenant Kinz, et celui –ci me dit :

« Ah, bonjour, T… . Peux-tu venir un instant dans mon bureau ? Et aussi.. Tiens ! Monier ! Puisque tu es là ! Viens aussi avec nous ! »

Christophe et moi échangeons un sourire interrogateur et sceptique, et suivons notre chef de section, qui nous explique rapidement ce qu’il attend de nous :

« T… , Monier. On a besoin de vous. Il y a ce soir une réunion qui se tient, dont le thème est le moral dans l’infanterie. C’est un capitaine qui vient de l’extérieur, qui interroge les sous-officiers, officiers, hommes du rang, et leur demande leur avis sur les conditions de vie, le service national, et tout ça. Toi T… , tu sais bien t’exprimer, et toi Monier, tu n’es pas timide non plus, je vais vous désigner pour y aller. Vous représenterez avec honneur notre compagnie. »

Je réponds :

« Très flatté, mon lieutenant. Mais aurons-nous la possibilité de parler librement ?

Librement !

Alors, on va dire beaucoup de mal de vous », dit Monier dont le sourire dément les paroles…

Allez, assez rigolé, tranche le Lieutenant en souriant lui aussi. Soyez ce soir à la salle du foyer, à sept heures. Pas d’obligation vestimentaire particulière. Venez seulement en treillis de travail, mais propre. Allez, bonne journée ! »

Le soir arrive. Nous sommes une vingtaine dans la grande salle, tous des hommes du rang, engagés ou appelés venant de différentes sections. Le capitaine qui vient d’arriver nous met tout de suite à l’aise. Il explique dans quel cadre se situe sa mission., et nous engage à prendre la parole librement.

Je lève le doigt. Le capitaine me désigne. Je commence à parler. A moi seul, en une heure et demie, je monopoliserai la moitié du temps de paroles. Mais personne ne semblera m’en tenir rigueur.

« Mon capitaine », dis-je, » je vous remercie de bien vouloir prendre note des propos de simples appelés du contingent. Nous sommes très heureux d’être ainsi entendus. Je voudrais vous dire comment j’ai ressenti mon arrivée au 1er R.I.. Ce que je dirai n’engage évidemment que moi.

« Quand je repense à tout ce que je viens de vivre, à ces neuf mois de service, je me sens placé devant un paradoxe extraordinaire. L’armée, c’est, dit-on, le lieu de formation des hommes par excellence. On dit encore volontiers qu’on n’est pas vraiment un homme tant qu’on n’est pas passé par là. Il est vrai que le métier militaire est un des plus difficiles qui soit  (je me tourne vers des engagés qui sont de l’autre côté de la table) et j’aurai appris ici à découvrir que les militaires ne sont pas ce qu’on pense qu’ils sont, qu’ils ont une vie difficile, qu’ils vivent une existence que tout le monde ne supporterait pas.

« Je ne remets pas en cause l’obligation de tout homme de servir sous les drapeaux. J’aurai appris beaucoup de choses pendant ces dix mois. Des choses précieuses.

« Le message de l’armée, dès le départ, a été clair : faire de nous des hommes, des gens courageux, physiquement et moralement, des gens capables  de s’adapter à des situations difficiles, et à les affronter dignement.

« Mais, et c’est là le paradoxe, alors qu’on nous répétait que nous devions nous conduire comme des hommes dignes et responsables, on nous infantilisait totalement, et particulièrement pendant la période de classes, qui a été très dure. Je conçois qu’il soit nécessaire, pour nous aguerrir, de ne pas forcément être très tendres avec nous. Mais de là à nous traiter comme de parfaits imbéciles, à nous mépriser totalement, il y a un pas.

« D’autant que ce mépris venait le plus souvent des cadres subalternes. Dans ma section, nous avons, je me permets de le dire, un sous-lieutenant formidable. Il nous respecte, il nous aime bien, et c’est réciproque, il ne nous traite pas comme quantité négligeable. Eh bien, nous irions au feu pour lui, nous serions prêts à nous battre, commandés par lui, justement parce qu’il nous respecte. Justement parce qu’il ne sent pas tenu d’avoir à notre égard des comportements d’un autre âge.

« Dans la Wehrmacht dit-on,, les sous-officiers avaient coutume de dire au soldat qui commençait à dire je pense « Ich denke… » : « Das nächste Mal lass dein Pferd das Denken übernehmen ! La prochaine fois, laisse ton cheval penser pour toi  ! »

« Je trouve ahurissant, mon capitaine, d’avoir entendu de tels propos, en 1995, dans la bouche des sous-officiers d’un pays libre et démocratique ! Ce sont là des stupidités qui devraient être révolues ! On ne peut pas traiter des appelés comme dans Full Metal Jacket et s’attendre à des remerciements de leur part !

« Si encore nous étions traités ainsi par des gens qui ont fait la guerre ! Mais le gens qui sont allés dans les Balkans, en Afrique ou ailleurs, on les reconnaît parce qu’ils sont corrects avec les appelés !

Et je continuai ainsi longtemps. Le capitaine prenait des notes, m’interrogeait courtoisement.

Nous sortîmes. Monier me félicita. J’avais très bien parlé, disait-il, et il s’empressa d’exposer tout ce que j’avais raconté aux copains de la section.

J’étais satisfait de ma prestation. J’avais dit ce qui, depuis longtemps, brûlait sur mes lèvres. J’avais l’impression d’avoir soudain soldé tous mes comptes avec tous ces petits caporaux qui avaient si bien su, à la onzième compagnie, pourrir notre existence quotidienne sous le prétexte facile de l’aguerrissement.

Mais pourquoi n’avais-je pas parlé de fraternité, de joie partagée, de tout ce que l’armée m’avait apporté ?

Et pourquoi je n’avais pas parlé de la soirée où les sergent F m’avait emméné loin de la compagnie d’instruction avec les deux autres gradés, me considérant en silence dans la nuit, alors que j’attendais avec angoisse ce qui allait advenir   ?

J’en voulais à l’armée, c’était clair. Mais par pour les raisons que j’avais invoquées.

Je leur ai menti, car la raison de ma colère n’était pas avouable.

 Je lui en voulais, à la Grand Muette, car après m’avoir ouvert tout un univers d’amitié et d’humanité, elle allait bientôt, tout aussi arbitrairement, me le refermer.

La quille approchait.

Et cela me rendait triste et déjà nostalgique !

Bientôt, devoir quitter mes amis ! Devoir quitter Yannick !

Devenir…adulte.

Cela était arrivé trop vite. Bien trop vite.

J’aurais voulu arrêter le temps ! J’aurais voulu rester éternellement ce jeune homme qui joue aux petits soldats avec ses amis !

J’aurais voulu…

Un peu plus de temps… le temps de devenir un peu plus lucide encore, un peu plus honnête avec moi-même…

Le temps de devenir vraiment fort, assez pour trouver le courage de dire à Yannick à quel point je l’aimais : comme un frère.

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