71. L’ultime garde
Tour de garde nocturne à Pelleport, à nouveau, en ce mois d’octobre finissant, alors qu’il nous reste si peu de temps avant de nous séparer.
Je prends certainement une de mes dernières gardes, si ce n’est la dernière, moins attentif à ce qui se passe dehors qu’à le venue impromptue et silencieuse de l’adjudant d’unité venu vérifier si j’accomplis consciencieusement mon devoir.
Sous la clarté indécise d’un premier quartier de Lune qu’obscurcissent par instants quelques nuages effilochés, l’école qui fait face au portail Pelleport me contemple de leurs fenêtres aveugles. Ma main droite se crispe sur la poignée de la courte matraque qui s’accroche à mon ceinturon ; la gauche serre fortement le milieu de ma cuisse, là où le muscle est le plus dur, comme s’il s’agissait pour moi de prendre conscience de ma force. Mon regard croit discerner des formes mouvantes dans ce qui ne sont que des reflets jouant sur les murs ou l’écorce des arbres du Bois des Poupées.
Mais il n’y a personne. En ce mois d’octobre froid et pluvieux, les feuilles mortes achèvent de pourrir sur les abords. Une brise sans force, comme à demi morte les soulèvent par instants pour les reposer quelques mètres plus loin. Les calandres rouillées de vieux camions réformés me menacent en vain de leur bouche sans voix. Entre les bâtisses où sont les soldats endormis et mon poste, il y a un vide plus immense qu’un univers.
Yannick va bientôt partir.
Un microcosme repose, endormi, dans la nuit. J’imagine, au fond des armureries, les armes muettes qui dorment suspendues aux râteliers. Dans les compagnies, les sergents de semaine ronflent bovinement, vautrés sur leur lit de fortune. Sous le hangar, les mufles massifs des vieux camions dardent sur moi avec plus d’insistance encore le regard stupide de leurs phares éteints.
Il me semble que je suis le seul éveillé dans ce monde mort. Mais tout cet assoupissement était trompeur, car je sais qu’à l’instant même, plusieurs soldats marchent de long en large au cœur de l’immense régiment, à Touret, Rabier et Désirier ; peut-être, une ronde Vigipirate a-t-elle commence ; et puis, il y a l’adjudant d’unité, suivant un itinéraire connu de lui seul. A chaque instant, si je ne suis pas attentif, je peux me retrouver épinglé dans le faisceau inquisiteur d’une torche puissante, venant vérifier si je suis une bonne sentinelle, attentive et éveillée.
Mon treillis vert foncé s’ajuste maintenant étroitement à ma silhouette que six mois d’entraînement ont rendue un peu plus athlétique, soulignant mes épaules (légerement) élargies et mes hanches minces. Je me sens jeune et ardent, sans être invulnérable.
Je suis vulnérable à la tristesse, au sentiment de perte, au temps qui sépare pour toujours les amis. Et à l’arrivée prochaine de cette séparation.
Mes rangers de cuir se posent souplement et régulièrement sur le sol de béton.
Moins de dix minutes après, une silhouette sombre en provenance de l’intérieur du régiment s’approche.
« Halte, qui va là ? », criai-je d’une voix forte.
C’est l’adjudant d’unité qui fait sa ronde.
Je le salue machinalement.
Je pense à Yannick, qui va me relayer dans moins d’une heure.
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