70. Être prêt

 



« La vraie épreuve du courage

 n’est que dans le danger que l’on touche du doigt. »

La Fontaine




Dix heures. En ce mois de septembre, la nuit est déjà tombée sur le quartier Rabier. Il n’y a plus beaucoup de véhicules pour franchir le portail. Je suis rentré de mon tour de garde sous les lointains hangars de Pelleport, et je me dispose à m’allonger un peu, en attendant le prochain, à deux heures du matin, au bâtiment «transmissions». Tous ceux de mon contingent sont en ce moment même dispersés dans le régiment. Il n’y a guère au poste, que deux des « 95/06 », ceux que nous méprisons vaguement car leur période d’instruction raccourcie fait qu’on ne peut pas avoir confiance en eux. Je suis le seul ancien présent. Le caporal Blanchon, soldat professionnel, est avec moi.

Je m’allonge à demi sur une des couchettes. Je sais que je ne dormirai pas jusqu’au matin. J’ai peu de goût pour les périodes de sommeil de courte durée, surtout dans l’odeur lourde et les ronflements des camarades endormis. Je goûte, avec la fraîcheur de la nuit, un instant d’une infinie douceur. Ce poste de garde m’est devenu familier. Je ne compte plus les nuits et les jours que j’y ai passés, avec le délicieux ennui des gardes d’été dans la chaleur moite, le trac qui précédait toujours la revue par le colonel, les discussions amicales avec les copains ou le sergent de service pour tuer le temps.

Je plonge progressivement dans un état intermédiaire entre la somnolence et la rêverie. Je ne ressens rien, si ce n’est un sentiment d’agréable ennui.

*

Le téléphone s’est mis à sonner furieusement. Le caporal Blanchon s’est saisi de l’émetteur, et un court dialogue s’engage. J’écoute d’une oreille. Des bribes me parviennent. C’est une alerte. Pas un exercice. Une véritable alerte.

Le caporal Blanchon vient vers moi. Il n’a pas son sourire goguenard habituel. Il me parle, d’un ton bref et efficace.

– T… , il y a eu une alerte intrusion à l’armurerie de la 2ème C.E.C.A.C. ; on va y aller. On ne peut guère compter sur les deux autres. On va se débrouiller pour qu’ils restent en arrière. Aide-moi.

Blanchon commence à décrocher les FAMAS d’un râtelier d’où, pendant la garde, ils ne descendent jamais, et ouvre la boîte où se trouvent les chargeurs – à balles réelles !

Blanchon me tend mon arme, puis sort un plan du bâtiment de la 2ème C.E.C.A.C.. Il m’indique comment nous allons procéder, comment nous allons intervenir tous les deux – laissant les autres en arrière – en se couvrant mutuellement, à quel moment nous utiliserons nos armes :

— En cas de menaces directes sur nous, dit-il, pas de sommation, on arrose.

— Bien caporal, dis-je.

— On interviendra quand on aura le feu vert, ajoute Blanchon, m’indiquant la radio. Jusque-là, on se tient prêt. Au signal, on y va. On sortira par la fenêtre derrière le poste, comme on doit faire en intervention, et non par-devant. Prêt, T…  ?

— Prêt.

Nous attendons ainsi dix minutes. Dix minutes pendant lesquelles j’attendrai, le visage fermé mais calme, soupesant mon arme, éprouvant doucement la résistance de la queue de détente. Dix minutes pendant lesquelles je me tiens à l’écoute de mes sentiments. J’ai un peu la trouille, c’est sûr, mais je me sens résolu, désireux d’être digne de l’uniforme que je porte. Prêt à courir les risques nécessaires.

Je suis donc prêt à risquer ma peau pour protéger l’armurerie d’une compagnie dans un régiment dans lequel on m’a collé d’autorité huit mois auparavant ?!

Je reste sur ma surprise, alors que Blanchon, après une brève communication téléphonique, m’informe que l’alerte est levée. Je suis attentif à ne montrer aucun soulagement.

Quelques minutes plus tard, je lui glisse, désignant du coin de l’œil les deux « 95/06 » :

– Si on avait dû y aller, je crois qu’il aurait été prudent de commencer l’opération un zigouillant ces deux-là.

Le caporal m’approuve avec un sourire ironique.

Est-ce que nous plaisantons vraiment ?

J’aurai le temps de réfléchir à cela plus tard dans la nuit, montant la garde à Touret, silhouette que le lampadaire du bâtiment transmissions gratifie d’une ombre démesurée.

Oui, mon ombre de soldat est tellement plus grande que moi.

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